« épargner », définition dans le dictionnaire Littré

épargner

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Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

épargner

(é-par-gné) v. a.
  • 1User d'épargne dans la dépense ; ménager une chose, ne l'employer qu'avec réserve. Nous n'avons guère de provisions, il faut les épargner. Épargnez votre argent. C'est parler mal à propos que de s'étendre sur un repas magnifique devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain, La Bruyère, V. Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une victoire : s'il fait qu'il lui en coûte moins, s'il épargne les hommes, il ressemble à celui qui marchande et qui connaît mieux qu'un autre le prix de l'argent, La Bruyère, X. Ne manquez pas de représenter l'erreur grossière de ces femmes qui se savent bon gré d'épargner une bougie, pendant qu'elles se laissent tromper par un intendant sur le gros de toutes leurs affaires, Fénelon, Éduc. filles, X.

    Absolument. Quoiqu'elle ait soin de tout, et qu'elle soit chargée de corriger, de refuser, d'épargner (choses qui font haïr presque toutes les femmes), elle s'est rendue aimable à toute la maison, Fénelon, Tél. XXII.

    S'épargner une chose, se la refuser par épargne. L'avare s'épargne jusqu'aux choses de première nécessité.

  • 2 Fig. Ne donner qu'avec réserve. Épargner ses pas, ses démarches. Je n'ai pour vous rejoindre épargné temps ni peines, Molière, l'Ét. v, 3.

    Supprimer, écarter. Épargnons des discours superflus, Corneille, Sert. II, 5. Je puis par ce partage épargner les soupirs Qui naîtraient de ma peine ou de vos déplaisirs, Corneille, Rodog. I, 2.

    Ne pas épargner, employer sans réserve. On n'y épargna ni les meurtres ni les violences, Vaugelas, Q. C. III, 11. Quand il fallait calmer toute une populace, Le sénat n'épargnait promesse ni menace, Corneille, Nicom. v, 2. Mais j'ai des biens en foule et je puis m'en passer. - On n'en peut trop avoir, et, pour en amasser, Il ne faut épargner ni crime, ni parjure, Boileau, Sat. VIII. Ils [les Manichéens] n'épargnaient pas le parjure pour cacher leurs dogmes, Bossuet, Var. XI, § 203.

    Ne rien épargner, employer tous les moyens. Les Romains n'épargnaient rien pour la grandeur de leur ville, Bossuet, Hist. III, 6. Il avait ordre de ne rien épargner pour faire mourir Télémaque, Fénelon, Tél. XX.

    S'épargner quelque chose, épargner à soi quelque chose, s'en dispenser, s'en exempter. Épargnez-vous ce soin. Le succès de cette tragédie a été si malheureux que, pour m'épargner le chagrin de m'en ressouvenir, je n'en dirai presque rien, Corneille, Pertharite, Exam. Épargnez-vous le blâme D'un coup peu convenable à la main d'une femme, Rotrou, Bélis. III, 5. Oh ! que vous vous seriez épargné de mouvements et d'agitations…, Bourdaloue, Pensées, t. i, p. 382.

  • 3Épargner quelque chose à quelqu'un, l'en préserver, l'en garantir. Et pour vous épargner un discours inutile, Corneille, Médée, I, 1. Je voudrais que le ciel inspirât au sénat De m'épargner ce maître, Corneille, Pulch. V, 1. J'épargne à sa vertu d'éternels déplaisirs, Corneille, Nicom. III, 3. Il lui pourra sans doute épargner plus d'un crime, Corneille, ib. IV, 2. Je vous suis bien tenu de ce soin obligeant Qui m'épargne un grand trouble et me rend mon argent, Molière, l'Ét. I, 7. Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux ; donnez-moi le temps d'y songer, et m'épargnez un peu la confusion où je suis, Molière, Princ. d'Él. v, 2. D'une mère en fureur épargne-moi les cris, Racine, Iphig. I, 2. Cesse, cesse et m'épargne un importun discours, Racine, Phèd. IV, 2. Je t'en ai dit assez, épargne-moi le reste, Racine, ib. I, 3. Les bienfaits de M. le duc de Bourgogne épargnèrent à la France et la douleur de perdre un si excellent homme [la Fontaine] et la honte de ne l'avoir pas arrêté par de si faibles secours, D'Olivet, Hist. Acad. t. II, p. 331, 3e édit. Il aura eu l'avantage de prendre tout dans l'état où l'ont mis les nations les plus savantes, et elles lui auront épargné cette suite si lente de progrès…, Fontenelle, Czar Pierre. Un ruisseau par son cours, le vent par son haleine, Peut à leurs faibles bras épargner tant de peines, Racine L. Relig. III. Divinités de ce bois formidable, J'épargne à votre oreille un entretien coupable, Delavigne, Paria, I, 2. Quels affronts ou quels maux nous ont-ils épargnés ? Delavigne, Vêpr. sicil. II, 6.

    En un sens analogue. Ces deux maximes bien entendues épargneraient bien des préceptes de morale, Rousseau, dans le Dict. de POITEVIN.

    Aujourd'hui, en cet emploi, on dit souvent éviter ; ce qui est une grosse faute.

  • 4Traiter avec indulgence. Épargner la vieillesse, l'enfance, la faiblesse. Vous qui livrez la terre aux discordes civiles, Si vous vengez sa mort, dieux ! épargnez nos villes, Corneille, Pomp. II, 2. Quoi ! tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné ! Corneille, Cinna, IV, 2. Les injustices des pervers Servent souvent d'excuse aux nôtres ; Telle est la loi de l'univers : Si tu veux qu'on t'épargne, épargne aussi les autres, La Fontaine, Fabl. VI, 15. Pendant que nous tremblons sous leur main [des princes], Dieu les frappe pour nous avertir… et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes, Bossuet, Duch. d'Orl. Je n'épargnerai rien dans ma juste colère, Racine, Andr. I, 4. D'un cœur trop faible encore épargnez la faiblesse, Racine, Baj. v, 6. Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine, Excitent ma douleur, ma colère et ma haine, Racine, Bérén. III, 3. Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs, De son fils en mourant lui cachèrent les pleurs, Racine, Brit. IV, 2.

    Elliptiquement. Ne m'épargnez pas, c'est-à-dire mettez mon zèle, mon amitié à contribution.

    Ne pas compromettre. Toutefois épargnez votre tête sacrée, Racine, Mithr. III, 1.

    Laisser vivre, laisser subsister. La mort n'épargne personne. En perdant tous les miens, tu m'as seule épargnée, Corneille, Héracl. I, 2. Monstre qu'a trop longtemps épargné le tonnerre, Racine, Phèd. IV, 2. Le temps, de tout souverain maître, Fait périr tout ce qu'il voit naître ; Il n'épargne que les beaux vers, Lamotte, Odes, t. I, p. 137, dans POUGENS. Je n'épargne rien sur la terre, Je n'épargne rien même aux cieux, Béranger, le Temps.

  • 5Faire grâce, parler avec ménagement. Ah ! seigneur, épargnez la triste Iphigénie, Racine, Iphig. v, 2.

    Être retenu dans les louanges qu'on donne. Elle allait s'étendre sur l'honneur que lui ferait dans l'histoire cette circonstance de son règne ; mais il la pria de l'épargner, Marmontel, Contes moraux, Soliman II.

    Épargner quelqu'un, en parler avec modération ; ne pas l'épargner, en parler mal ; n'épargner personne, médire de tout le monde. Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers et vos chiens, La Fontaine, Fabl. I, 10. Les hommes toujours hardis à juger les autres sans épargner les souverains, car on n'épargne que soi-même dans les jugements, Bossuet, Mar. Thér. On ne sait si on a affaire à un chrétien ou à un païen, lorsqu'on entend ainsi déchirer le christianisme, sans l'épargner dans ses plus beaux jours, Bossuet, Var. 1er avert. § 18. On n'épargne ni le roi ni le cardinal de Richelieu, qu'on accuse de la plus noire ingratitude, Genlis, Mlle de la Fayette, p. 11, dans POUGENS.

    En un autre sens, ne pas épargner, battre. J'aurai soin du valet, n'épargnez pas le maître, Regnard, Ménechm. II, 5.

  • 6 Terme d'arts. Employer avec habileté la matière que l'on travaille.

    Épargner un gilet sur un coupon de drap, tailler tellement le coupon qu'il reste de quoi faire un gilet.

  • 7 Terme de dessin. Faire servir le blanc du papier ou de l'ivoire aux effets de lumière, sans peinture ni crayon.

    Terme de peinture. Ne rien coucher sur certaines parties d'un tableau. Il faut mettre une couche sur telle partie, et épargner telle autre. On épargne les figures et les fabriques quand on fait le ciel d'un tableau.

  • 8Étendre l'épargne sur une pièce de dorure.
  • 9 Terme de menuiserie. Former une seconde figure, en même temps qu'on pousse celle qu'on s'est proposée. Ainsi le menuisier qui pousse un quart de rond, épargne un filet s'il forme en même temps un filet près du quart de rond.
  • 10S'épargner, v. réfl. Se traiter l'un l'autre avec ménagement. Les combattants ne se sont pas épargnés.

    Ne pas s'épargner, dire tout ce qu'on sait de soi, bon ou mauvais. J'écris par votre ordre l'histoire de ma vie, et le plaisir que je me fais de vous obéir avec exactitude a fait que je m'épargne si peu moi-même, Retz, t. III, liv. IV, p. 237, dans POUGENS.

    Ne pas s'épargner à une chose, y travailler de toutes ses forces. Je sais que Léonor ne s'y épargne pas, Baron, Homme à bonnes fort. III, 6.

    Je ne m'épargnerai pas, je ferai tout ce qu'il faudra.

HISTORIQUE

XIe s. Ne mais [excepté] seissante que Deus ad esparniez, Ch. de Rol. CXXV.

XIIe s. Il vont ferir au greignor tas ; Illes ne s'i espargne pas ; Moult i emploie bien sa main, Gautier D'Arras, Ille et Galeron. Et ja ne me avieingne que je espargne mon cors en tot le tens de tribulacions, Machab. I, 13. Et quant li bers Renoars l'a veü, Ne l'esparna, ains l'a bien conseü [atteint], Bat. d'Aleschans, v. 6493. La terriene leis ne deit nul esparnier, Pur les feluns danter e pur els chastier, Th. le mart. 32.

XIIIe s. La mors qui nului n'espargne, ne grant ne petit…, Chr. de Rains, p. 161. Dragon, fols est qui atent ; On doit jehir son talent [exprimer son désir], Si c'autres n'i puist à tans sourvenir, Et chou [ce] qu'il a espargnié envaïr, Bibl des chartes, t. v, 4e série, p. 477.

XIVe s. Quant il s'y expose, il le fet forciblement et hardiement, sans espargner à sa vie aussi comme se il reputast du tout que vivre n'est pas chose digne estre espargnie en tel cas, Oresme, Eth. 122. Ne veuilliez vos chevaus nullement espargnier, Guesclin. 18277. Par ma foy ! dit Bertran, jà on a dit pieça : Moult espargne de bien celui qui point n'en a, ib. 1164411652.

XVe s. Et n'espargnoient ni or ni argent, non plus que s'il leur plut des nues, Froissart, I, I, 76. Là estoit damp abbé, qui point ne s'espargnoit [à combattre], Froissart, I, I, 86. Permettez-nous De n'espaigner ce pommé [cidre] Si bien aimé, Basselin, XXXIX.

XVIe s. Pour espargner la despense, Montaigne, I, 100. Mastinez les fonctions du corps, pour espargner à l'ame la solicitude de les conduire, Montaigne, II, 259. Les trompettes ne s'espargnerent pas, Carloix, III, 15. À la guerre il se montroit vaillant homme, et qui n'espargnoit point sa personne, Amyot, Péric. 11. Le peuple luy cria, qu'il entendoit qu'il les feist parachever aux despends du public, sans y rien espargner, Amyot, ib. 31. N'espargnez point de dire ce qui est requis, pour bien faire entendre la qualité de vostre offence, St Fr. de Sales, p. 488.

ÉTYMOLOGIE

Wallon, spârgnî ; bourguig. reparmer ; provenç. espargnar ; ital. sparmiare, sparagnare, risparmiare. Origine douteuse. On est attiré par l'allemand sparen, épargner, et par le latin parcere, sans qu'on puisse se rendre compte du mode de dérivation qu'ont suivi les langues romanes.