« crever », définition dans le dictionnaire Littré

crever

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crever

(kre-vé. La syllabe cre prend un accent grave quand la syllabe qui suit est muette : Je crève, je crèverai)
  • 1 V. n. Se rompre par excès de tension, par surcharge ; sens qui ne s'applique qu'à des objets considérés comme susceptibles d'être gonflés. Ce sac crèvera si vous l'emplissez tant. Et je veux [dit une suivante à sa maîtresse], si jamais j'ai contre vous manqué, Crever comme un boudin que l'on n'a pas piqué, Scarron, Jodelet, II, 1. … La chétive pécore S'enfla si bien qu'elle creva, La Fontaine, Fabl. I, 3. Ou ma vie ou la sienne, importunes sangsues, Doivent crever du sang dont elles sont repues, Rotrou, Antig. I, 6. … L'abondance à pleines mains Verse en leurs coffres la finance, En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins : Tout en crève…, La Fontaine, Fabl. VII, 6.

    Terme de jardinier fleuriste, qui se dit des œillets et de leur étui quand la quantité des feuilles les fait ouvrir et éclater. Il est difficile d'avoir de beaux œillets et de les empêcher de crever.

  • 2Éclater avec explosion. Le canon creva dès le second coup. Son fusil lui creva dans la main, Sévigné, 476. À leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent, La Fontaine, Phil. et Bauc.

    Fig. Je vois se former de loin un nuage de coups de bâton qui crèvera sur mes épaules, Molière, Fourberies, I, 1. Je voulus parier, quoique tout respirât la noce, qu'elle ne s'achèverait pas ; en effet, le jeudi, le temps se brouilla, et la nuée creva le soir à dix heures, Sévigné, 12. Reine, n'attendez pas que le nuage crève, Racine, Ath. II, 6.

    Crever dans la main, se dit d'une arme à feu qui éclate dans la main au moment où on la tire ; et, figurément, crever dans la main, n'être d'aucun service. Le pouvoir et l'impunité rendent les forts audacieux ; le bon droit seul est l'arme des faibles ; et cette arme leur crève ordinairement dans les mains, Rousseau, Lett. au chev. d'Éon, Corresp. t. VI, p. 255, dans POUGENS.

  • 3 Terme de médecine. Aboutir. L'abcès est près de crever.
  • 4Crever de graisse ou d'embonpoint, être excessivement gras.

    Crever se dit de ceux qui ont trop mangé. Il soupe, il crève ; on y court, On lui donne maints clystères, La Fontaine, Glout. Ils mangeront jusqu'à regorger, jusqu'à crever, Rousseau, Ém. II.

    Crever dans sa peau, être d'un embonpoint excessif ; et, figurément, enrager en secret de quelque grand dépit.

    Par extension. Crever de santé, avoir une santé florissante et de l'embonpoint. Un gros garçon qui crève de santé, Mais qui de sens a bien moins qu'une buse, Rousseau J.-B. Épigr. III, 13.

    Crever d'argent, de biens, avoir beaucoup d'argent, de biens. Mme de Coulanges, qui crève d'argent, a prêté mille francs à Mlle de Méri, Sévigné, t. VIII, Lett. 790, p. 116, dans POUGENS.

  • 5Être en proie à quelque passion qui cause du tourment, à quelque sentiment qui cause de l'impatience et que l'on renferme en soi, que l'on a honte de laisser voir. Que son cœur convoiteux d'avarice ne crève, Régnier, Sat. X. Et chacun, en riant, en parle à cœur ouvert, Dont je crève de rage, Régnier, Élég. 2. Je crève de dépit, Molière, les Préc. I, 7. Et que puisse l'envie en crever de dépit, Molière, Tart. III, 7. Pour le faire crever de honte et de ressentiment, Hamilton, Gramm. 9.

    Absolument. Il fallait crever ou communiquer ses chagrins, Hamilton, Gramm. 8. Sa mère pensa crever en la revoyant, Sévigné, 535. Le peu de fruit d'attenter sur ta vie Fera crever la haine et lassera l'envie, Rotrou, Bélis. IV, 6. [ô Boileau] J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever, Voltaire, Ép. 95. Les gens crèveraient plutôt que de ne pas jaser, et vous tout le premier, Courier, 2e lettre particulière.

    Crever de rire, rire excessivement de choses ridicules. Et dont les beaux discours… Feraient crever de rire un saint du paradis, Régnier, Sat X. Les sermons dont vous parlez font crever de rire, Sévigné, 398. Les étrangers crèvent de rire quand ils voient, dans nos tragédies, le seigneur Agamemnon et le seigneur Achille qui lui demande raison aux yeux de tous les Grecs, et le seigneur Oreste brûlant de tant de feux pour madame sa cousine, Courier, Trad. d'Hérod. préface.

    Crever de faim, avoir grand faim, être dans le dénûment. Je ne veux pas me défaire de mon blé autrement, dussiez-vous crever de faim, Montesquieu, Lett. pers. 11.

  • 6Mourir en parlant des bêtes, et aussi par dédain ou colère en parlant des hommes. Fait crever les courtauds en chassant aux forêts, Régnier, Sat. V. Et que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous a fait prendre, Molière, Mal. imag. III, 3. Ils firent tant Qu'on les vit crever à l'instant, La Fontaine, Fabl. VIII, 25. Elle et son équipage ont pensé crever des chaleurs, Sévigné, 577. Un homme qui tombe de cheval et qui crève sur la place, Sévigné, 66. Mme d'Elbeuf a pensé crever, Sévigné, 212. Mme de Lavardin est enrhumée à crever, Sévigné, 389. Tu crèveras bientôt du venin que tu jettes, Tristan, Mort de Chrispe, IV, 7. Les Juifs faisaient boire d'une eau mêlée de cendre à leurs femmes soupçonnées d'adultère ; les coupables ne manquaient pas d'en crever, Voltaire, Mœurs, 22. Il [Satan] jure, il grimace, il se tord, Il crève comme un hérétique, Béranger, Mort du Diable.
  • 7 Terme de cuisine. Faire crever le riz, le faire gonfles à l'eau bouillante ou à la vapeur.
  • 8À certains jeux, crever c'est perdre la partie, parce qu'on a fait plus de points qu'il n'en fallait pour la gagner.
  • 9 V. a. Faire éclater, rompre avec effort, violence. Cette forte charge creva le canon. Et la foudre qui va partir, Toute prête à crever la nue, Ne peut plus être retenue, Corneille, Poly. IV, 2.
  • 10Faire manger à l'excès. Il les creva de bonne chère.
  • 11Crever les yeux, crever le globe de l'œil de manière qu'il se vide et cesse de voir. On creva les yeux à Philippique, Bossuet, Hist. I, 11. Dans une émeute populaire, un jeune homme nommé Alcandre creva un œil à Lycurgue d'un coup de bâton, Rollin, Hist. anc. Œuvres, t. II, p. 520, dans POUGENS. Il [Louis le Débonnaire] fit crever les yeux à Bernard, roi d'Italie, son neveu, qui était venu implorer sa clémence, Montesquieu, Esp. XXXI, 20.

    Se crever les yeux, se percer les yeux ou se les détruire d'une façon quelconque. Semblable en quelque chose à cet ancien que l'on dit qui se creva les yeux pour n'être pas distrait dans ses méditations philosophiques, Fontenelle, Amontons.

    Fig. Crever les yeux, se dit de choses qui sont sous les yeux et que cependant on n'aperçoit pas. Cela crève les yeux, cela est d'une évidence palpable. Les saletés y crèvent les yeux, Molière, Critique, 3. Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux. - Moi, je les vois si bien qu'ils me crèvent les yeux, Molière, F. sav. IV, 3. Notre propre intérêt est un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement, Pascal, Imag. 5.

    Crever le cœur, faire dans la région de l'estomac une plaie qui cause la mort. Il s'est jeté comme un furieux et s'est crevé le cœur, Sévigné, 460.

    Fig. Exciter une vive compassion. Cela nous creva le cœur, Sévigné, 149.

  • 12Crever un cheval, le fatiguer à le faire mourir, le rendre fourbu… [un faix] Suffisant de crever un genet de Sardaigne, Régnier, Sat. VI. L'autre crevait son cheval pour arriver avant, Hamilton, Gramm. 5. M. Colbert pensa crever ses chevaux, Sévigné, 386. Toujours à l'avant-garde, crevant mes chevaux, et me chargeant de toutes les commissions, Courier, Lett. I, 163. Le duc d'Angoulême crève les chevaux sur la route de Bayonne, Courier, II, 268.

    Que la peste te crève, sorte d'exclamation de dépit, qui se dit à quelqu'un qui nous cause peine ou colère.

  • 13Se crever, v. réfl. Éprouver une rupture à force de distension. Le sac, trop empli, se creva.

    Se crever de boire et de manger, ou simplement, se crever. Le jeune renard mange tant qu'il se crève, et peut à peine aller mourir dans son terrier, Fénelon, XIX, 48. Soit qu'on meure de faim ou qu'on se crève, on dit toujours : ah ! si M. de Formont était là ! Voltaire, Lett. en vers et en prose, 19. Comment es-tu mort, Callidémidès ? Car, pour moi, tu sais que je me crevai en un festin chez Dinias, qui est une belle fin pour un parasite, Perrot D'Ablancourt, Lucien, Dial. de Zénophante et Callidémidès.

  • 14Être fatigué outre mesure. Se crever de travail, de fatigue, travailler avec excès. Il est vieux et usé, il s'est crevé à me suivre ; qu'en faire ? La Bruyère, IX.

REMARQUE

Crever, v. n. se conjugue avec l'auxiliaire avoir quand il indique une action : la bombe a crevé, c'est-à-dire elle a fait explosion ; avec l'auxiliaire être, quand il indique un état : la bombe est crevée, c'est-à-dire l'explosion est faite, accomplie.

HISTORIQUE

XIe s. Si alcuns crieve l'oil à l'altre…, L. de Guill. 21.

XIIe s. L'aube creva [parut], si prist à ajourner, Ronc. p. 119. Ainz lui verrez le cuer au cors crever, ib. 158. [Ils jurèrent que] Par desuz le mentun la lengue lui trarunt, E les oilz de sun chief andous [tous deux] li creverunt, Th. le mart. 135.

XIIIe s. Hé ! envieus, chose dolente, Que te vaut d'un amant grever ? Par foi, pour ce porras crever, Roman de la Poire. Et fist à cescun des arbalestriers un poing copper, et as siergans à cescun un oel crever, Chr. de Rains, p. 72. Quant povres jentiex hom demeure En son païs une seule heure, On li devroit les iex crever, Bl. et Jeh. 25. Fait Chantecler : et je le voil, La male goute li criet l'oil Qui s'entremet de someillier à l'eure que il doit veillier, Ren. 1702. Renart commence à apeler Qu'ilueques ne volt plus ester, Que jà estoit l'aube crevée, ib. 1175. En ort leu m'orent [les moines] ostelé ; De poor dui [je dus] estre crevez ; Moult ai esté par toi grevez, ib. 14370. Amors, ainc ne fu chevauchée, Tournotemens ne os banie [armée à bannières], Où on ne sentist de tes caus [coups] ; Tu fais faire chevalerie, Tu fais perdre l'ame et la vie ; Tu fais crever cors et chevaus, Hist. litt. t. XXIII, p. 613. Les ovres regarder devés, Se vous n'avez les iex crevés, la Rose, 11114. Lor piez lavez et furent oint, Qui crevé erent de mesaise, Rutebeuf, II, 203.

XIVe s. Et le comte d'Auxerre, à qui l'ueil on creva, Fu à Robin Carole, qui puis le delivra, Guesclin. 6355. Et les fossez remplis avironnéement, Et les gros murs minez et crevez laidement, ib. 19577. Picquiez d'une espingle les boudins quant ils s'enflent, ou autrement ils creveroient, Ménagier, II, 5. Et soit tant bouly que l'orge creve, ib.

XVe s. Allez, allez querre vostre comte d'Armignac, qui s'est tué et crevé à boire fontaine devant Alexandrie, Froissart, III, IV, 20.

XVIe s. Il fut blecé à travers le corps si à point que son aposteme en creva, Montaigne, I, 254. Deliberé de crever [mourir] plus tost que de luy ouvrir la porte, Montaigne, I, 278. Se crever les yeulx, Montaigne, ib. Il fault aller ou crever, Montaigne, IV, 169. Ne vous ay-je point dit que cette nuée se creveroit à la fin quelque jour, avec orage et tempeste qui tumberoit sur nous ? Amyot, Fab. 26. Il crevoit de despit, voyant que les nobles faisoient tout ce qu'ilz pouvoient à le [Sylla] poulser en avant, Amyot, Marius, 58. À force de crier après luy et de se tourmenter, il feit crever l'apostume qu'il avoit dedans le corps, Amyot, Sylla, 75. À la fin il y perdit un œil qui luy fut crevé en combatant, Amyot, Sertor. 4. En prononçant seulement une harengue qu'il a estudiée de longue main, il est en danger de crever et estouffer devant vous, Amyot, Phoc. 13. Ces choses luy creverent le cueur, Amyot, Cicéron, 41. Ilz s'encoururent devers Cleomenes en si grande haste que les chevaulx en creverent, Amyot, Agis et Cléom. 47. Les assiegez aussi tirerent un grand rempart derriere le bastion de l'evangile, où une mine creva sur six vingts pionniers, D'Aubigné, Hist. II, 46. Ils surchargerent l'artillerie de telle façon qu'elle creva toute entre les mains des Turcs, D'Aubigné, ib. II, 200. Nous lui jurerons toutte fidelité et service tant pour cet affaire en general, que pour son particulier, pour crever tous à ses pieds pour son dit service, D'Aubigné, ib. 228. Les autres crevans de rire, D'Aubigné, ib. II, 230. Eux vont pour le desgager selon que le chemin assez large permettoit ; mais tout cela estoit crevé [rempli] de cette fleur de gentils-hommes gascons, qui tous frais venus avoient eu commandement de mesler sans taster, D'Aubigné, ib. II, 254. La glace creva et enfonça plus de 120 hommes, D'Aubigné, ib. III, 203. Que, sans le respect qu'il portoit au roi, il eust faict crever de harquebuzades tous les mareschaux de logis, Carloix, III, 10.

ÉTYMOLOGIE

Provenç. crebar ; espagn. et portug. quebrar ; ital. crepare ; du latin crepare, crever.