« jusque », définition dans le dictionnaire Littré

jusque

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Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

jusque et jusques

(ju-sk'. On n'écrit jusques que devant des voyelles, soit en vers pour avoir une syllabe de plus, soit en prose pour l'euphonie, et alors l's se lie : ju-ske-z à quand… D'après Chifflet, Gramm. p. 236, il était indifférent de prononcer ou de ne pas prononcer l's de jusque ; pour le XVIe siècle. Palsgrave dit qu'on prononçait juque) prép.
  • 1Elle marque un certain terme au delà duquel on ne passe pas, qu'on n'excède point ; se construit avec à, dans, sur, etc. Jusqu'à présent. Il est monté jusque sur les toits. Il a de l'eau jusque par-dessus la tête. Percé, jusques au fond du cœur, D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Corneille, Cid, I, 9. C'est ainsi que la puissance divine, justement irritée contre notre orgueil, le pousse jusqu'au néant, et que, pour égaler à jamais les conditions, elle ne fait de nous tous qu'une même cendre, Bossuet, Duch. d'Orl. Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi, Racine, Iphig. IV, 6. Sion, jusques au ciel élevée autrefois, Jusqu'aux enfers maintenant abaissée, Racine, Esth. I, 2. Elle a paru jusque dans son silence, Racine, Brit. II, 8. J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse, Racine, Phèdre, IV, 2. L'Église est patiente, et c'est par sa patience jusques à la mort de la croix qu'elle est invincible, Fénelon, t. XVII, p. 143. Ptolémée divise l'Inde en deux parties : l'Inde en deçà du Gange, et l'Inde au delà du Gange ; Alexandre n'a point passé au delà de la première, et il n'a pas même été jusqu'au Gange, Rollin, Hist. anc. Œuv. t. VI, p. 480, dans POUGENS. Je respecte Idamé jusqu'en son époux même, Voltaire, Orphel. III, 4.
  • 2Jusque se construit sans préposition avec les adverbes où, ici et là. Jusques où n'ont été leurs saintes abstinences ? Jusques où n'ont-ils su pousser Le zèle de voir avancer Les fruits de tant de pénitences ? Corneille, Imit. I, 18. Je sais sur ma conduite et contre ma puissance Jusqu'où de leurs discours ils portent la licence, Racine, Athal. II, 5.

    Jusqu'ici, jusqu'à cet endroit-ci. Vous avez voulu aussi que nous soyons entrés jusqu'ici, Molière, Préc. 8.

    Jusqu'ici, jusqu'à ce temps-ci, jusqu'à ce point-ci. Mais, seigneur, jusqu'ici j'aurais tort de m'en plaindre, Corneille, Nicom. I, 1. Mais vous, qui jusqu'ici content de votre ouvrage, Venez de ses vertus nous rendre témoignage, Racine, Brit. I, 2. Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'être, Racine, ib. IV, 3.

    Jusque-là, jusqu'à cet endroit-là. Vous irez jusque-là et vous trouverez un guide.

    Jusque-là, jusqu'à ce moment-là. Venez à deux heures, je vous attendrai jusque-là. Dans les champs phrygiens les effets feront foi Qui la chérit [la patrie] le plus ou d'Ulysse ou de moi ; Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle, Racine, Iphig. I, 2. Et les dieux, jusque-là protecteurs de Pâris, Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix, Racine, ib. III, 5.

    Fig. Jusque-là, jusqu'à ce point-là. Tu pourrais être lâche et cruel jusque-là ! Corneille, Attila, V, 3. Oui, puisque jusque-là l'ingrat m'ose outrager, Racine, Bajaz. IV, 6. Et les dieux jusque-là m'auraient humilié ? Racine, Phèdre, I, 1. Alzire, jusque-là chérissons-nous la vie ? Voltaire, Alz. V, 5.

    Familièrement et absolument. Jusque-là, se dit pour signifier assez et trop, avec le geste de porter la main à la gorge, pour indiquer qu'on est rassasié. Mme de Brissac me mena souper chez elle ; je crois avoir déjà vu que le chanoine [Mme de Longueval, chanoinesse désignée ainsi par plaisanterie] en a jusque-là de la duchesse : vous voyez bien où je mets la main, Sévigné, 19 mai 1676. En un mot j'ai déjà de Marseille et de votre absence jusque-là, Sévigné, 157.

    Jusque-là que, loc. conj. voulant l'indicatif et signifiant au point que… Un rien presque suffit pour le scandaliser ; Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser D'avoir pris une puce en faisant sa prière, Et de l'avoir tuée avec trop de colère, Molière, Tart. I, 6. Les sectateurs de Platon et de Pythagore… ont assuré comme une vérité très constante qu'il y avait des démons, des esprits d'un naturel obscur et malicieux, jusque-là qu'ils ordonnaient certains sacrifices pour les apaiser, Bossuet, 1er sermon, Démons, préambule. Les anciens docteurs n'ont point hésité à mettre le mariage parmi les sacrements de l'Église, jusque-là que saint Augustin le compare au baptême, Bossuet, Projet de réunion, Réfl. sur l'écrit de Molanus, II, 13. Jusques-là que l'amour du repos en éloignait un petit nombre, Massillon, Avent, Noël. Les solitaires de Mortaigne en furent profondément touchés [de la prise de Namur], jusque-là qu'ils ne purent déguiser leur douleur, Saint-Simon, 1, 31. Plusieurs philosophes rapportent à l'amour-propre toute sorte d'attachements, jusque-là qu'ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre le préfère à soi, Vauvenargues, De l'espr. humain, 24.

    Avec le subjonctif dans une phrase conditionnelle. Si jusque-là Médée apaisait les menaces Qu'elle eût soin de partir avec ses bonnes grâces [du roi]…, Corneille, Médée, III, 2.

  • 3Avec quand, jusque ou jusques prend à. Jusques à quand serai-je dans le trouble et en de si cruelles agitations ? Bourdaloue, Exhort. sur l'observ. des règles, t. I, p. 217. Jusqu'à quand serez-vous emporté par vos passions ? Fléchier, I, 15. Jusqu'à quand souffre-t-on que ce peuple respire ? Racine, Esth. II, 1. Insensé, jusqu'à quand chercheras-tu des plaisirs qui ne peuvent te rendre heureux ? Massillon, Avent, Bonh. des justes. Jusques à quand, Romains, Voulez-vous profaner tous les droits des humains ? Voltaire, Brut. v, 2.
  • 4Avec aujourd'hui, on ne met pas la préposition à. Et jusques aujourd'hui Je l'ai pressé de feindre et j'ai parlé pour lui, Racine, Bajaz. I, 4. Aucuns monstres par moi domptés jusque aujourd'hui Ne m'ont donné le droit de faillir comme lui, Racine, Phèdre, I, 1.

    Les grammairiens, dans le XVIIe siècle, disaient que jusqu'à aujourd'hui était plus usité ; maintenant c'est jusqu'aujourd'hui ; la différence vient de ce que, dans le XVIIe siècle, on considérait aujourd'hui comme un adverbe, et que maintenant on prend en considération l'à qui est dans au.

    Avec demain et hier, il faut à. Jusqu'à demain, jusqu'à hier. Si vous n'abrégez ce récit, nous en voilà pour jusqu'à demain, Molière, Scapin, I, 2.

  • 5Jusqu'à ce que, loc. conj. qui gouverne le subjonctif, jusqu'au temps, au moment où. Et celui dont le ciel pour un sceptre fait choix, Jusqu'à ce qu'il le porte, en ignore le poids, Corneille, Héracl. I, 1. Les hommes ont la volonté de rendre service jusqu'à ce qu'ils en aient le pouvoir, Vauvenargues, dans GIRAULT DUVIVIER.

    Il se construit quelquefois avec l'indicatif. On ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que ce grand prince… calma les courages émus, Bossuet, Louis de Bourbon.

    On le trouve aussi construit avec le conditionnel. Il promettait de ne point prêcher jusqu'à ce que le roi lui permettrait, Bossuet, Var. 10. N'attendriez-vous pas à employer leur éloquence [des orateurs] jusqu'à ce qu'ils auraient leur nécessaire et qu'ils ne seraient plus suspects d'aucun intérêt en parlant aux hommes ? Fénelon, t. XXI, p. 29.

  • 6Jusqu'à tant que, se dit pour jusqu'à ce que, gouvernant le subjonctif. Il la faut prendre avec réserve, jusqu'à tant que nous soyons prêts à recevoir tout son effet, Bossuet, Médit. sur l'évangile, 48e jour.
  • 7Jusqu'à, suivi d'un infinitif. César, car le destin, que dans les fers je brave, Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave, Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur, Corneille, Pomp. III, 5. J'en fus affligée jusqu'à en être malade, et malade jusqu'à en garder le lit, Scarron, Rom. com. II, 14. Un père eut pour toute lignée Un fils qu'il aima trop, jusques à consulter… Les diseurs de bonne aventure, La Fontaine, Fabl. VIII, 16. Vos désirs lui seront complaisants Jusques à lui laisser et mouches et rubans ? Molière, Éc. des mar. I, 2. Les matelots furent alarmés jusqu'à perdre l'esprit, Bossuet, Reine d'Anglet.
  • 8Jusqu'au point de, avec l'infinitif. Je ne crois point que la nature Se soit lié les mains et nous les lie encor Jusqu'au point de marquer dans les cieux notre sort, La Fontaine, Fabl. VIII, 16. Les prêtres n'étaient pas scrupuleux jusqu'au point de n'oser décacheter les billets qu'on lui apportait [au dieu], Fontenelle, Oracles, I, 14.
  • 9Jusque marque aussi quelque excès, quelque chose qui va au delà de l'ordinaire, soit en bien, soit en mal ; alors il signifie même. J'abhorre tout de lui, jusqu'à son amitié, Tristan, Mariane, II, 2. Il n'y a pas un catholique, jusques aux jésuites mêmes, qui ne le reconnaisse pour orthodoxe, Pascal, Prov. XVIII. Elle aimait tout dans la vie religieuse, jusqu'à ses austérités et à ses humiliations, Bossuet, Anne de Gonz. Dès lors que son démon commence à l'agiter, Tout, jusqu'à sa servante, est prêt à déserter, Boileau, Sat. VIII. …Jusqu'aux vils troupeaux tout éprouva leur rage, Racine, Esth. II, 1. Tout parlait contre vous, jusqu'à votre silence, Voltaire, Tancr. IV, 5.

    Jusque, suivi d'un substantif, peut être employé comme sujet de la phrase. Où il a prêché, les paroissiens ont déserté ; jusqu'aux marguillers ont disparu, La Bruyère, XV.

    Il sert aussi de complément direct des verbes. Il n'est beauté dans nos écrits Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces, La Fontaine, Fables, dédic. à Mme de MONTESPAN. J'aimais jusqu'à ces pleurs que je faisais couler, Racine, Brit. II, 2. Et, sans plus me charger du soin de votre gloire, Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire, Racine, Mithr. III, 5. Le vrai héros, le grand homme Déplore jusqu'à ses succès…, Lamotte, Odes, I, 2.

REMARQUE

Voltaire avait pris en aversion jusqu'à ce que : « Mot rude, raboteux, désagréable à l'oreille et dont il ne faut jamais se servir » , Comment. sur Corn. Héracl. III, 4. La locution est lourde sans doute, mais n'a rien de plus contre elle.

HISTORIQUE

XIe s. Très sei [sur soi] [il] la tint [la lettre], ne la volt demustrer, Nel reconuissent usque il s'en seit alet, St Alexis, LVIII. N'ert [ne sera] onque mais tel des qu'à Deu juïse [au jugement dernier], Ch. de Rol. CXXIX. Josqu'il seit mort ou tout vif recreant, ib. CLXXXVIII.

XIIe s. Dés le mont St-Michel jusqu'à Chastel-Landon, Sax. XX. Li fil des humes [fils des hommes], desque à quant serez vus de grief cuer [cœur] ? Psautier, dans Arch. des missions scientif. t. V, p. 145.

XIIIe s. Ilueque [je] demorai delors jusque mardi, Berte, I. N'ot [il n'y eut] plus bele pucele de là dusques en Pise, ib. VI. Li sires doit justicier celi qui fist ajorner et celi qui fu ajornés, dusqu'à tant qu'il sace [sache] en quelle defaute la querele demeure, Beaumanoir, II, 23. Et pour ce que la besoingne est grosse, je vous donne respit de moy respondre ce que bon vous semblera, jusques à d'ici en huit jours, Joinville, 254.

XVe s. Les Flamands lui donnoient et à ses gens un sauf conduit jusques à là, Froissart, II, II, 58. My cousin estes, moy debvez Suivre et garder ; est m'ame triste Jusques à mort, la Pass. de N. S. J. C.

XVIe s. Au larron ressembloient qui point ne se repent Juc à ce qu'il est prins, ou lors que l'on le pend, Marot, J. V, 121. Les hommes ne se peuvent appeler heureux jusques à ce qu'on leur aye veu passer…, Montaigne, I, 65. Jusques alors, Montaigne, 1, 67. …Que la philosophie ce soit, jusques aux gents d'entendement, un nom vain et fantastique, Montaigne, I, 175. Jusques lors que ce passage me tumba entre mains, Montaigne, I, 251. Il y a des maladies qui atterrent jusques à notre cognoissance, Montaigne, III, 91. Il n'y en a point qui face bien, pas jusques à un seul, Calvin, Instit. 207. Il sera facile de juger jusques à où la securité doit proceder, Calvin, ib. 991. Nous emprunterons non seulement des prochains mais des lointains quelques façons d'eslever et cultiver la vigne à nous nouvelles, toutes fois avec un jusques-où : que les inventions soient tant fournies d'apparentes raisons, que…, De Serres, 157. Il me mena voir la roine sa sœur, où je demeuray jusques bien tart, Marguerite de Navarre, Lett. 33. Nous n'arriverons jusques à demain au lieu où le roy de Navarre a deslibéré de faire son sejour, Marguerite de Navarre, ib. 56. Madame se trouva hier bien foible, jusques à presque esvanouir, Marguerite de Navarre, ib. 98. En son honLeur les Atheniens jusques aujourd'huy sacrifient un mouton le jour de devant la grande feste de Theseus, Amyot, Thésée, 4. Élevez vos chants, redoublez votre ardeur, Soutenez vos voix d'une brusque verdeur, Dont l'accord montant d'ici jusques aux cieux Irrite les dieux ! Rapin, sur Ronsard.

ÉTYMOLOGIE

Bourg. jeuque, jeusque ; picard, dusque ; saintong. dusque ; provenç. juscas, duesca. La forme ancienne est dusque, desque, qui conduit au latin de-usque, renforcement de la préposition usque, qui, à elle seule, signifie jusqu'à ; le simple usque se trouve même dans de très anciens textes. La prononciation a changé très facilement de suivi d'une voyelle en j.

SUPPLÉMENT AU DICTIONNAIRE

JUSQUE. - REM. Ajoutez :

2. Jusqu'à ce que, on le voit au n° 5, s'emploie avec le subjonctif et l'indicatif. M. Terzuolo, Etudes sur le Dict. de l'Acad. franç. Prospectus, p. 24, a déterminé les cas où l'un ou l'autre de ces modes est requis : le second verbe doit être au subjonctif, lorsqu'il exprime une intention à remplir, non une intention remplie, un but à atteindre, non un but atteint ; dans le cas contraire, il faut absolument l'indicatif. Ainsi il y a une faute dans cette phrase : Mungo-Park arriva sur les bords du Niger, dont il continua à suivre les rives, jusqu'à ce que des obstacles insurmontables le forçassent à retourner sur ses pas ; mettez forcèrent. En effet l'intention de Mungo-Park n'était pas de suivre les bords du Niger jusqu'à la rencontre d'obstacles ; cette rencontre n'était ni voulue ni cherchée. Même faute dans ces phrases : La roue d'un wagon s'était brisée ; le fragment, sorti des rails, traîna sur le sable jusqu'à ce qu'il rencontrât le pont ; mettez rencontra. La loi du passe-port tombe périodiquement en désuétude jusqu'à ce que de nouveaux troubles la fassent revivre momentanément ; mettez la font. La règle de M. Terzuolo est bonne, non pas qu'il y ait faute grammaticale à mettre partout le subjonctif, mais parce que cette règle porte de la précision et de la logique dans la construction. M. Terzuolo note qu'il est des phrases douteuses où le choix entre le subjonctif et l'indicatif reste à volonté, le sens n'étant pas bien déterminé ; par exemple : Socrate se mit à se promener jusqu'à ce qu'il sentit [ou sentît] ses jambes s'appesantir, puis il se coucha sur le dos. Pendant les troubles de la capitale, Joly fit un voyage à Rome, et y demeura jusqu'à ce que la tranquillité fut [ou fût] rétablie.