« guère », définition dans le dictionnaire Littré

guère

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Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

guère ou guères

(ghê-r'. On n'écrit guères qu'en vers, suivant le besoin de la rime ou de la mesure)
  • 1Adv. signifiant beaucoup, mais qui n'est de nos jours employé qu'avec la négation ; combinaison qui a le sens de peu. Je ne puis m'empêcher de vous dire que cette générosité vous a pensé coûter bien cher, et qu'il ne s'en est guère fallu que ces pierres n'aient été des pierres de scandale pour vous, Voiture, Lett. 23. Une douleur si sage et si respectueuse, Ou n'est guère sensible ou guère impétueuse, Corneille, Rodog. II, 4. On ne trouve guère d'ingrats tant qu'on est en état de faire du bien, La Rochefoucauld, Max. 313. Je reviendrai dans peu conter de point en point Mes aventures à mon frère ; Je le désennuierai ; quiconque ne voit guère N'a guère à dire aussi…, La Fontaine, Fabl. IX, 2. Guère ne mit a déclarer sa flamme, La Fontaine, Coc. Malgré tous ces avantages, l'Italie ne demeura guère aux empereurs, Bossuet, Hist. I, 11.

    La négation peut être dans le membre de phrase principal, et guère dans le membre relatif. Ne donnons, s'il se peut, à l'une [la représentation] que les heures que l'autre remplit ; je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, Corneille, 3e disc.

    Guère se construit avec rien, qui alors a son sens propre de quelque chose. On ne sait guère rien de l'ensemble en toutes choses qu'à l'aide des détails, Staël, Allem. III, 10.

  • 2Ne… guère…, presque point. C'est un don que le ciel ne nous refuse guère, Racine, Théb. V, 4. On remarque toujours qu'il n'y a guère de grand homme qui n'ait aimé les lettres, Voltaire, Mœurs, 119.

    Ne… guère… que…, à peu près seulement. Il n'y a guère que vous qui ayez lu ce livre. L'émulation et la jalousie ne se rencontrent guère que dans les personnes du même art, de même talent et de même condition, La Bruyère, XI.

  • 3Guère précédé de la préposition à. Vous savez que Mademoiselle a chassé Guilloire ; le pauvre Segrais ne tient à guère, Sévigné, Lett. 20 mars 1671.
  • 4Guère précédé de la préposition de. Vous voyez qu'il ne s'en faut de guère que je ne réclame, Guez de Balzac, liv. V, lett. 2. L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ; L'autre en toute douceur laisse aller les affaires, Molière, Éc. des f. I, 1.
  • 5Guère suivi de la préposition de. Il n'a guère d'argent. Il [un certain principe] ne servira plus à guère de gens, Pascal, Prov. 4.
  • 6Dans le langage très familier, on sous-entend dans quelques cas la négation ; ce qui donne à guère le sens de peu. Je vais vous verser du vin. - Guère, je vous prie. C'est-à-dire n'en versez guère. De la sorte le sens de peu dans guère n'est qu'apparent. D'ailleurs, cette locution, très familière et très elliptique, ne pourrait pas être écrite.

    On dit de même elliptiquement et familièrement : La ville avait une demi-lieue de tour, ou guère moins. Dans le style écrit on devrait dire : peu moins.

REMARQUE

1. La règle donnée au mot BEAUCOUP (il s'en faut beaucoup, il s'en faut de beaucoup), Laveaux conseille de l'étendre à guère, et de dire : Il ne s'en faut guère qu'il ne soit aussi avancé que son frère ; mais : Il ne s'en faut de guère que ce vase ne soit plein.

2. Tandis que beaucoup s'emploie avec pas (je n'ai pas beaucoup d'argent), guère ne comporte pas cette particule ; et l'on ne dit pas : Je n'ai pas guère d'argent ; mais : Je n'ai guère d'argent. Cependant guère se construit avec plus : Seigneur, tant de grandeur ne nous touche plus guère, Racine, Andr. I, 4.

3. Dans les temps composés, guère se met toujours entre l'auxiliaire et le participe : Il n'a guère mangé ; il n'aura guère dormi. Dans les temps simples, il se met après le verbe : Il ne mangea guère ; il ne dormira guère.

4. Les adverbes de comparaison se mettent toujours après guère : guère plus, guère moins. On ne lit guère plus Rampale et Ménardière, Que Magnon, du Souhait, Corbin et la Morlière, Boileau, Art p. IV.

5. L'Académie, qui explique guère par peu, se trompe ; et, comme on voit, son explication ne convient nulle part, ni dans le langage présent, ni dans le langage passé.

HISTORIQUE

XIe s. Li quens Rolanz ne li est guaires loin, Ch. de R. CXL. Et or [je] sai bien, n'avons guaires à vivre, ib. CXLI.

XIIe s. Si metomes un terme prochain, ne demort gaire, Puis seromes ensemble pour faire au roi contraire, Sax. XXX. Si metomes un jour prochain, jusqu'à ne gaire, ib. XXX.

XIIIe s. [Ours] Qui mangée l'auront ains que soit guere tart, Berte, XXII. Il n'i a si fol ne si sage, S'il a guere esté en menage, Qu'il ne le doute, Choses qui faillent en ménage.

XIVe s. S'il eust guerres vesqu, il eust conquis toute Italie, Chr. de St Denis, t. II, f° 145, dans LACURNE.

XVe s. … Et que, si je demeurois au pays gueres de temps, le roi, par mauvaise et fausse information, me feroit mourir, Froissart, I, I, 7. Nous voyons nostre prince qui depuis quatre ans n'a cessé de voyager sans gueres de repos, Chartier, Quadrilogue invectif. Il n'y avoit gueres que le roy avoit rachapté les villes…, Commines, I, 1.

XVIe s. Tout cela ne nous profite de gueres, jusques à ce que Dieu nous ait ouvert les yeux pour voir, Calvin, Instit. 199. La foy et la vocation n'est gueres, sinon que la perseverance soit conjointe, Calvin, ib. 777. Il est malaysé que l'art [sans la nature] aille gueres avant, Montaigne, I, 77. Un art qui ne peult venir à la cognoissance de gueres de gents, Montaigne, I, 286. Si suis-je trompé, si gueres d'aultres donnent…, Montaigne, I, 290. Et me deplaist d'en dire gueres oultre ce que j'en crois, Montaigne, I, 292. Qui y regarde privéement ne se trouve guere deux fois en mesme estat, Montaigne, II, 6. Je ne suis pas homme qui me laisse gueres garrotter le jugement par preoccupation, Montaigne, III, 1. Ceulx qui naissent roys ne sont pas communement gueres meilleurs, Montaigne, IV, 357. Seigneur d'une ville non gueres grande, Amyot, Solon, 55. Ces tables ne sont pas gueres certaines, Amyot, Thém. 48. Il entortilla autour de son col ce qu'il avoit d'habillements, qui n'estoient pas beaucoup ny de gueres pesans, Amyot, Cam. 44. Les plus grosses grenades qui se soient gueres veues furent employées à cet assaut, D'Aubigné, Hist. III, 259. Ils jugerent bien qu'en peu de temps le secours de la mer ne leur serviroit de gueres, Castelnau, 157. Je sçay qu'un prescheur du roy prescha publiquement, après le combat de Antraguet et Quielus, que ceux qui estoient morts là estoient damnez, et les vivans pas guieres mieux s'ils ne s'amendoient, Brantôme, Sur les duels, p. 191.

ÉTYMOLOGIE

Picard, ouère, wère ; wallon, wair ; provenç. gaire, guaire ; ital. gari. On l'a tiré de l'allemand gar, anciennement garo, qui signifie tout à fait. Diez, au contraire, remarquant que les formes guaire, guari, ouère répondent à un double w allemand, propose l'ancien haut-allemand wâri, qui signifie vrai ; guère voudrait dire vraiment, et de vraiment à beaucoup il n'y a pas loin. Cette étymologie, bonne pour la forme, ne l'est pas autant pour le sens. Aussi Diez lui-même est venu à en douter, remarquant qu'il serait singulier que wâri, employé pour beaucoup dans les langues romanes, n'eût jamais eu cet emploi dans les langues germaniques. Son érudition lui a fourni une autre étymologie, ce semble, meilleure. Le moyen haut-allemand a unweiger, qui signifie pas beaucoup et qui suppose un simple weiger, beaucoup ; ce simple se trouve dans l'ancien haut-allemand ne weigaro, non beaucoup. Ici tout concorde, le sens et la forme ; et, comme Diez le remarque, cette étymologie trouve un grand appui dans l'ancienne forme provençale gaigre, beaucoup, Poëme sur Boèce, V. 13.