« dévorer », définition dans le dictionnaire Littré

dévorer

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dévorer

(dé-vo-ré) v. a.
  • 1Saisir à belles dents et manger une proie. Les bêtes l'ont dévoré. Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ? - Parmi des loups cruels prêts à me dévorer, Racine, Athal. II, 7. Tu es ici dans un antre où les hommes te dévoreront, Chateaubriand, Natch. II, 218. Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer, Chateaubriand, Androm. V, 6. Quand voulez-vous donc, disait-elle quelquefois au sultan son fils, aider mon lion [Charles XII] à dévorer ce czar ? Voltaire, Charles XII, 5. Sous notre heureuse demeure, Avec celui qui les pleure, Hélas ! ils dormaient hier ! Et notre cœur doute encore, Que le ver déjà dévore Cette chair de notre chair ! Lamartine, Harm. II, 1.

    Par extension. Les chenilles ont tout dévoré.

    Très familièrement. Se dévorer le bras, la jambe, se gratter le bras, la jambe, avec une sorte de rage.

  • 2Manger avidement. Cet homme dévorait son repas.

    Absolument. Cet enfant dévore. Je ne sais pas s'il digère bien, mais je sais qu'il dévore, Maintenon, Lettre à l'abbé Gobelin, 8 mai 1675.

    Fig. Être rapace. N'est-ce pas Double-Main le greffier ? - Oui, c'est qu'il mange à deux râteliers. - Manger ! je suis garant qu'il dévore, Beaumarchais, Mar. de Fig. III, 13.

  • 3 Fig. Dissiper, se hâter d'user en prodigue d'un bien. Et tous trois à l'envi s'empresser ardemment à qui dévorerait ce règne d'un moment, Corneille, Othon, I, 1. L'héritier prodigue paye de superbes funérailles et dévore lo reste, La Bruyère, VI. César jouit de tout et dévore le fruit Que six siècles de gloire à peine avaient produit, Voltaire, Mort de César, II, 3.
  • 4Consumer, détruire. Le temps dévore tout. La flamme vole et dévore le vaisseau, Fénelon, Tél. VII. La gloire des méchants en un moment s'éteint ; L'affreux tombeau pour jamais les dévore, Racine, Esth. II, 9. … que le feu dévore Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu'on l'adore, Racine, Athal. V, 2. Ah ! plutôt que du ciel la flamme me dévore ! Racine, Phèd. III, 3. Je vois déjà l'hymen, pour mieux me déchirer, Mettre en vos mains le feu qui la [Troie] doit dévorer, Racine, Iphig. III, 4. Si vous m'irritez contre vous, l'épée vous dévorera, Sacy, Bible, Isaïe, I, 20. Élie lui répondit : Si je suis homme de Dieu, que le feu descende du ciel, et vous dévore avec vos cinquante hommes, Sacy, ib. Rois, IV, I, 10. Mes soins l'ont enfermé [un orphelin] dans ces asiles sombres Où des rois ses aïeux on révère les ombres ; La mort, si nous tardons, l'y dévore avec eux, Voltaire, Orphel. IV, 6. [La Naissance et la Mort, deux fantômes voilés] L'un produit l'inconcevable moment de notre vie que l'autre s'empresse de dévorer, Chateaubriand, Génie, I, 2. Les flammes qui dévoraient avec un bruissement impétueux les édifices entre lesquels il [Napoléon à Moscou] marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent et se recourbaient sur nos têtes, Ségur, Hist. de Napol. VIII, 7.

    C'est une terre qui dévore ses habitants, se dit d'un pays malsain qui cause une grande mortalité. Les pays équatoriaux dévorent les Européens.

    Par extension, faire maigrir, altérer le teint, l'apparence. Mandez-moi comme vous vous portez de l'air de Grignan, s'il vous a déjà bien dévorée, et comme je me dois représenter votre jolie personne, Sévigné, 189.

  • 5Piller, épuiser. L'armée dévorait le pays. Sous prétexte de vos longues prières, vous dévorez les maisons des veuves, Sacy, Bible, Év. S. Math. XXIII, 14. Grecs, Arabes, Français, Sarrasins nous dévorent, Voltaire, Tancr. I, 1. Il [Voltaire] a profité de la circonstance d'un contrôleur général vertueux et zélé pour le bien, pour demander que le pays de Gex où il habite ne soit plus dévoré par les financiers, D'Alembert, Lettre au roi de Prusse, 23 févr. 1776.

    Fig. L'excès de sa douleur dévore sa parole [l'intercepte], Tristan, M. de Chrispe. I, 3.

  • 6 Fig. Faire éprouver une sensation pénible, en parlant de la soif, de la fièvre, de la chaleur. La soif, la fièvre le dévore. Un lion que la cruelle faim dévore, Fénelon, Tél. I. Pour apaiser la faim qui le dévore, Massillon, Car. Riche. Déjà l'ardente soif le sèche et le dévore, Ducis, Abuf. I, 3. Courbés par le midi dont l'ardeur les dévore, Delavigne, Paria, II, 6.

    Dans le même sens, en parlant des passions. Rien ne peut-il charmer l'ennui qui me dévore ? Racine, Bérén. II, 4. Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore ! Racine, Phèd. II, 5. Du zèle qui pour toi l'enflamme et le dévore, Racine, Esth. Prol. Le chagrin me dévore, Racine, Androm. V, 2. Célèbre par le zèle saint qui le dévorait, Massillon, Car. Resp. Le souvenir affreux dont l'horreur me dévore, Voltaire, Zaïre, II, 1. Gens que l'avarice dévore, Pour votre or soudain j'ai frémi, Béranger, Ma dern. chans. Dans les villes qui paraissent jouir de la paix et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d'envie, de soins et d'inquiétudes qu'une ville assiégée n'éprouve de fléaux, Voltaire, Candide, 20. Assez de malheureux ici-bas vous implorent, Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent, Oubliez les heureux, Lamartine, Méd. I, 13.

  • 7Dévorer un livre, le lire avec avidité. Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons, Et vous devez du cœur dévorer ces leçons, Molière, Éc. des femmes, III, 2. Je m'arrêtais pour ne pas dévorer votre lettre si promptement, Sévigné, 52. Tant qu'on a cru voir dans ce livre [les Caractères de la Bruyère] les portraits de gens vivants, on l'a dévoré pour se nourrir du triste plaisir que donne la satire personnelle, D'Olivet, Hist. Acad. t. II, p. 354, dans POUGENS. Dévorant les poëtes fameux Je n'aspirai jamais qu'à m'illustrer comme eux, Légouvé, Épichar. et Néron, II, 3.
  • 8Dévorer en espérance, convoiter avidement quelque chose. Il dévore en espérance tous mes trésors, Vaugelas, Q. C. liv. VIII, ch. 1. Au reste soyez sûrs que vous posséderez Tout ce qu'en votre cœur déjà vous dévorez, Corneille, Nicom. II, 3. Dans son avide orgueil je sais qu'il nous dévore, Racine, Alex. II, 2. D'un œil d'impatience il dévorait sa proie, Voltaire, Henr. X.

    Dévorer des yeux, jeter des regards pleins d'ardeur et de convoitise. Il dévore des yeux et du cœur cent beautés, La Fontaine, Scam. Il dévore des yeux le fruit de tous ses crimes, Voltaire, Catil. IV, 4. Ici une amante affligée exprime sa langueur, une autre dévore des yeux son amant, Montesquieu, Lett. pers. 28. Mes yeux dévorent des charmes dont ma bouche n'ose approcher, Rousseau, Hél. I, 8.

  • 9Dévorer le temps, anticiper avec impatience sur le temps. L'impatient Thierry dévore les instants, Lemercier, Bruneh. III, 6. Et semble d'un regard dévorer l'avenir, Ducis, Macbeth, II, 6. Son fier regard semblait, dévorant l'avenir, Poursuivre avidement une gloire lointaine, Ancelot, Fiesque, I, 1.
  • 10Ne pas laisser paraître, renfoncer en soi-même. Dévorer ses larmes, ses chagrins. Rongée de soucis, je suis obligée de paraître gaie et contente ; il faut que je dévore mes larmes, Maintenon, Lett. à Mme de St-Géran, 1er avril 1679. Je me suis tu, j'ai dévoré ma peine, Fénelon, Tél. VII. Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore ! Racine, Bérén. I, 2. Sous un maître odieux dévorant ma tristesse, Voltaire, Mérope, II, 7. Comment avez-vous pu dévorer si longtemps Une douleur plus tendre et des maux plus touchants ? Voltaire, Brutus, II, 1. Dévorant mon dépit et mes soupirs honteux, Voltaire, Orphel. III, 4. Eh bien ! je dévorais une haine funeste, Ducis, Abufar, III, 4.

    Dévorer un affront, l'endurer sans en faire paraître aucun ressentiment. Quiconque ne sait pas dévorer un affront,… Loin de l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie, Racine, Esth. III, 1. On dévore les rebuts les plus outrageants, Massillon, Car. Laz. Vous dévorerez leurs inégalités et leurs caprices, Massillon, Car. Pardon. Le roi présent dévore la menace ; Son âme altière est contrainte à fléchir, Millevoye, le Mancenillier.

  • 11Dévorer les difficultés, venir courageusement à bout de ce qui est difficile. Les affaires n'eurent jamais rien d'obscur qu'il n'éclaircît, rien de douteux qu'il ne décidât… rien de pénible qu'il ne dévorât, Massillon, Or. fun. Viller.
  • 12Se dévorer, v. réfl. Se dévorer l'un l'autre. Les brochets se dévorent les uns les autres.

    Se dévorer soi-même. Il est juste qu'une espèce si perverse se dévore elle-même, Voltaire, Dial. 14.

    Très familièrement. Se dévorer, se gratter avec une sorte de rage. Empêchez donc cet enfant de se dévorer.

    Fig. Se livrer à l'impatience, au chagrin. Je me dévore de cette envie, Sévigné, 30. Et là-dessus on s'abat, on se dévore soi-même, on renonce presque à l'espérance de son salut, Massillon, Profess. relig. Serm. 1.

HISTORIQUE

XIIe s. Li sire en la sue ire les conturberat, et sis [si les] devurerat fus [le feu], Liber psal. p. 24. Turbé sunt e moüd [ému] si cume ivre, e tute la sapience d'els devorede est, ib. p. 165. Tuit chi ovrent felunie, chi devorent le mien pople sicume viande de pain, ib. p. 70. Devorer le verrez par mil divisions [morceaux], Ronc. p. 200. De Joseph li sovint cui si altre noef frere Vendirent pur deniers e distrent à lur pere Que devorez esteit d'icele beste fere, Th. le mart. 65. Si jo sui hume Deu, dunc descendet li feus del ciel e devurt tei e tes cinquante cumpaignuns, Rois, p. 346.

XIIIe s. Ne de beste sauvage [que je ne sois] devourée ne prise, Berte, XXX. Je croi bien que les bestes l'ont morte et devorée, ib. CIV. Qui dont les de üst devourer, [ils] Ne se tenissent de plourer ; Leur cuer furent de pitié tendre, Quant vint au point de congié prendre, Bl. et Jeh. 1947. Por dant Renart que l'en devoure, Ploure Grinbert et prie et oure, Ren. 11635. … Li vilain s'en atant, Et Tybert s'en vait devorant [maudissant] Les vilains et la pute au prestre, ib. 21892. Et li cors qui les biens devore, Si sera converti en cendre, Guersai.

XIVe s. Il fendoit et ouvroit les femmes grosses et trahoit les enfans de leurs corps et les devoroit, Oresme, Eth. 203. Nulz homs n'ozoit passer, environ ni entour, S'il ne creoit en Dieu, le pere creatour, Qu'il ne fuist devourez à honte et à doulour, Baud. de Seb. VI, 246. Li lions en a teil despit Qu'il li ceurt [court] sus sans nul respit, Et si l'estranle et le deveure, Jean de Condé, p. 10.

ÉTYMOLOGIE

Provenç. et espagn. devorar ; ital. divorare ; du latin devorare, de la préposition de, et vorare (voy. VORACE).