« égarer », définition dans le dictionnaire Littré

égarer

Définition dans d'autres dictionnaires :

Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

égarer

(é-ga-ré) v. a.
  • 1Détourner du droit chemin. Le général Lagercron, qui marchait devant avec cinq mille hommes et des pionniers, égara l'armée vers l'orient, à trente lieues de la véritable route, Voltaire, Charles XII, 4.

    Par extension, écarter. …sa grâce [de Dieu] Ne descend pas toujours avec même efficace ; Après certains moments que perdent nos longueurs, Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ; Le nôtre s'endurcit, la repousse, l'égare ; Le bras qui la versait en devient plus avare…, Corneille, Polyeucte, I, 1.

    Fig. Égarer quelqu'un de quelque chose, l'en détourner. La mollesse et la volupté naissent avec l'homme et ne finissent qu'avec lui : ni les heureux ni les tristes événements ne l'en peuvent égarer, La Bruyère, XI.

  • 2Faire errer, laisser errer. L'Orne nous reverrait… Égarer à l'écart nos pas et nos discours, Malherbe, VI, 25. Par ces chemins de fleurs… Qu'il est doux d'égarer ses désirs et ses pas ! Delavigne, Paria, II, 2. Nous n'irons plus dans les prairies, Égarer d'un pas incertain Nos poétiques rêveries, Lamartine, Médit. I, 25. Ma muse, égarant son essor, Ose aux noms profanés qu'un vain orgueil proclame, Mêler ce chaste nom que l'amour dans mon âme A caché…, Hugo, Odes, V, 13.
  • 3Ne savoir où trouver. Il a égaré ses papiers. Elle a égaré ses gants.
  • 4Jeter dans l'erreur, tromper. De faux docteurs égaraient le public. Ne nous laissons point égarer par l'imagination qui embellit tout, par le sentiment qui aime à se créer des illusions et réalise tout ce qu'il espère, Raynal, Hist. phil. XVIII, 52. Je ne sais quelle erreur égarait ma pensée, Ducis, Abuf. II, 2. Mille douteux récits, démentant ces discours, Égaraient mon espoir et m'abusaient toujours, Lemercier, Agamemn. II, 2.

    Terme de manége. Égarer la bouche d'un cheval, la lui gâter en le menant mal.

  • 5Mettre hors de la raison. La colère égarait son esprit.
  • 6Faire quitter la ligne du devoir. Ils ne souffriront pas Qu'on ose en ma présence égarer leurs soldats, Constant, Walstein, II, 4. J'ignore où la fureur me pourrait égarer, Delavigne, Vêp. sicil. IV, 1.
  • 7S'égarer, v. réfl. Perdre son chemin. Il s'est égaré dans la campagne. S'égarer dans Paris. Ils [les poissons voyageurs] viennent, sans s'égarer dans la solitude de l'Océan, trouver à jour nommé le fleuve où doit se célébrer leur hymen, Chateaubriand, Génie, I, V, 4.

    S'égarer de quelqu'un, perdre, en s'égarant, sa compagnie. Je m'étais par hasard égaré d'un frère et de tous ceux de notre suite, Molière, D. Juan, III, 4.

    Fig. Se fourvoyer, se tromper, quitter le droit chemin. En un choix si douteux s'égare mon esprit, Régnier, Dial. Elle rappelle en lui l'honneur qui s'égarait, Corneille, Théod. III, 3. Faute de me connaître, il s'emporte, il s'égare, Corneille, Nicom. I, 3. La route est mal sûre à tout considérer, Et qui m'y conduira pourra bien s'égarer, Corneille, ib. IV, 4. Salomon s'égare dans sa vieillesse, Bossuet, Hist. II, 4. Cet empereur s'égarait de la voie étroite, Bossuet, ib. II, 12. Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer, Racine, Brit. I, 2. Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, S'égarait, cher Paulin, par l'exemple abusée, Racine, Bérén. II, 2. Craint-on de s'égarer sur les traces d'Hercule ? Racine, Phèd. I, 1. Lorsqu'autrefois son peuple s'était égaré des voies de ses commandements, Massillon, Car. Mot. de conv.

  • 8Laisser errer son esprit. Je ne m'égare point dans ces vastes désirs, Racine, Esth. III, 4. Son cœur, étant fixé pour jamais, s'égarait encore quelquefois dans le passé, en se livrant au charme de ces brillants souvenirs, Genlis, Mme de Maintenon, t. II, p. 152, dans POUGENS.

    Avec ellipse du pronom personnel. Où suis-je ? et qu'ai-je dit ? Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ? Racine, Phèd. I, 3.

    N'être plus maître de sa raison, de son âme. Ah ! madame, excusez un amant qui s'égare, Racine, Mith. II, 6.

    Tomber dans l'égarement de l'âme. Où vous égarez-vous ? De vos sens étonnés quel désordre s'empare ? Voilà votre chemin, Racine, Athal. III, 5.

    Être distrait. C'est un homme étonnant et rare en son espèce, Qui rêve fort à rien et s'égare sans cesse, Regnard, Dist. II, 1.

    Tomber dans l'égarement de l'esprit. Que veux-tu ? Je suis folle et mon esprit s'égare, Corneille, Cid, II, 5. On dit que sa raison commence à s'égarer, Ducis, Lear, I, 7.

  • 9Errer çà et là. Votre œil qui s'égare, Parcourt avec horreur cette enceinte barbare, Voltaire, Scyth. III, 4.

    Il se dit aussi de la main allant où elle ne devrait pas aller. Sa main s'égarait…

    Se montrer d'une manière fugitive. Quelquefois, au travers de sa douleur touchante, Un souris s'égarait sur sa bouche innocente, Ducis, Lear, I, 4.

HISTORIQUE

XIe s. Sire, dist ele, cum longe demurée Ai atendude en la maison tun pedre [de ton père], Où tu m'laisas dolente et esguarede, Saint Alexis, XCIV. Et il meïsme en est mout esguaret [troublé], Ch. de Rol. LXXIX.

XIIe s. Com [je] vou voi hui de seignor esgarée [privée], Ronc. p. 48. Droiz emperere, ne soyez esgaré [ne vous troublez pas], ib. p. 183. Dame tieng [je] à esgarée, Qui croit faus dru menteor [faux amant menteur], Couci, I. Quant plus [je] me truis [trouve] pensis et esgaré, Plus [je] me confort as biens dont ele est pleine, ib. XI.

XIIIe s. Aillors [ma dame] a s'entente mise, Moi a laissé esgaré, Auboins de Sezanne, Romancero, p. 127. Pour çou vou pri, bele très douce amie, Merci, dont je vous truis si esgarée [privée], Bibl. des Chartes, t. V, 4e série, p. 484. Or me monstrez la voie, car mout [je] sui esgarée, Berte, XLVI. Or est Renart moult esgarez, Si va moult ses temples gratant, Ren. 18294. Or vous vourai conter de no crestienté Qui sont defors en l'ost ; moult orent grant cherté ; N'orent point de vitaille, forment sont esgaré, Ch. d'Ant. V, 3.

XIVe s. Et aussi de nos gens assez perdu avon, Qui se sont esgaré par l'orage felon, Guesclin. V. 18338.

XVe s. La dame, qui estoit moult triste et moult egarée [Isabelle d'Angleterre chez Jean de Hainaut], Froissart, I, I, 13.

XVIe s. Tressaillant tout de joie, comme un regnard qui rencontre poulles esgarées, Rabelais, Pant. IV, Nouv. prol. De tant de vaisselle d'argent en laquelle tant de gens de divers estatz furent serviz, il n'y eut rien perdu n'esgaré, Rabelais, Sciomach. Considerant les mouvements du chien, à la queste de son maistre qu'il a esgaré, Montaigne, II, 13. Par une voye esgarée et inusitée, Montaigne, IV, 27. Cette farcisseure est un peu hors de mon theme, je m'esgare, Montaigne, IV, 136. Tant de difficultez luy traversent la voye, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent, Montaigne, IV, 236. Evitant toutes compagnies, il se tenoit ès plus solitaires et plus esgarez endroits des champs, Montaigne, Timol. VII. Ils vouloient tousjours avoir des huissiers et des massiers devant eulx pour les conduire, de peur qu'ilz ne s'esgarassent par la ville, Montaigne, Cat. 16. En nostre France les pauvres gentilshommes n'ont pas occasion de prendre des partis esgarés ou comme desesperés, vu les moyens qu'ils ont de parvenir à honneur et richesse, Lanoue, 186. Il oste le sens aux prudents pour les faire errer à l'esgarée, Calvin, Inst. 196.

ÉTYMOLOGIE

É- pour es- préfixe, et garer (voy. ce mot) ; wallon, èwarer, troubler, effarer ; Berry, égairer, engairer.