« mordre », définition dans le dictionnaire Littré

mordre

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Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

mordre

(mor-dr'), je mords, tu mords, il mord, nous mordons, vous mordez, ils mordent ; je mordais ; je mordis ; je mordrai ; je mordrais ; mords, qu'il morde, mordons, mordez, qu'ils mordent ; que je morde, que nous mordions, que vous mordiez ; que je mordisse ; mordant, mordu v. a.
  • 1Entamer avec les dents. Un chien enragé l'a mordu. Il a été mordu d'une vipère. Dans le premier transport de ma douleur, je me jetai sur le glacis et je mordis la terre, Rousseau, Confess. I. Qui leur eût dit que… Les chevaux de Crimée un jour mordraient l'écorce Des vieux arbres du grand Louis ? Hugo, Voix, 2.

    Fig. Rien que la médiocrité n'est bon ; c'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe par quelque bout que ce soit, Pascal, Pens. VI, 14, éd. HAVET. Un pâle pamphlétaire… S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance, Sur le front du génie insulter l'espérance, Et mordre le laurier que son souffle a sali, Musset, Nuit de mai.

    Fig. Mordre le sein de sa nourrice, se montrer ingrat. Ne mordez jamais le sein de vos nourrices, Voltaire, Disc. aux Velches.

    Fig. Se mordre la langue, voy. LANGUE.

    Se mordre les lèvres de dépit, de rage, etc. De rage, sans parler, je m'en mordais la lèvre, Régnier, Sat. X. Mordant ses lèvres de dépit, La Fontaine, Nic. Si quelqu'un disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l'avoir pas dit, Voltaire, Babouc.

    Fig. Se mordre les lèvres, signifie aussi se montrer étonné, surpris. Il [Télémaque] parle ainsi, et tous ces princes se mordent les lèvres et ne peuvent assez s'étonner de la vigueur avec laquelle il vient de parler, Fénelon, t. XXI, p. 315.

    S'en mordre les doigts, s'en mordre les pouces, se repentir d'une chose qu'on a faite. Car on tient que, deux jours après son mariage, Il s'en mordit les doigts, Th. Corneille, Baron d'Albikrac, II, 9. Je crois que Lambert se mordra les pouces de m'avoir réimprimé ; dix volumes sont durs à la vente ; Dieu le bénisse et ceux qui liront mes sottises ; pour moi je voudrais les oublier, Voltaire, Lett. Thiriot, 10 sept. 1756.

    Se mordre les doigts, ses doigts, ronger ses doigts avec les dents, pendant qu'on est plongé dans la méditation et le travail. Dès que j'y veux rêver [à louer], ma veine est aux abois ; J'ai beau frotter mon front, j'ai beau mordre mes doigts, Boileau, Sat. VII.

    Mordre ses ongles, se ronger les ongles avec les dents ; et fig. se travailler l'esprit pour faire quelque composition en vers ou en prose.

    Fig. et familièrement. Je ne sais quel chien l'a mordu, je ne sais quel caprice le prend. Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure, Molière, Éc. des f. II, 2.

  • 2 Par extension, entamer avec le bec ou les suçoirs, se dit en parlant des oiseaux, des insectes. Le perroquet le mordit. Cet enfant est tout mordu de puces.
  • 3 Absolument. Ce chien est dangereux, il mord. Mordre dans un morceau de pain. Nos dogues mordent par instinct de courage, et lui par instinct de bassesse, Voltaire, Écossaise, II, 4. Il [l'agouti] mord cruellement, Buffon, Quadrup. t. III, p. 88.

    Fig. Il [J. B. Rousseau] a fait une épigramme sanglante contre vous ; elle commence ainsi… Ce malheureux veut toujours mordre et n'a plus de dents, Voltaire, Lett. d'Argens, 18 oct. 1736.

    Mordre jusqu'au sang, serrer entre les dents jusqu'à ce que le sang vienne. Il mord jusqu'au sang, en faisant sembler de baiser la main ; il sera mordu de même, Voltaire, Lett. d'Alembert, 8 déc. 1776.

    Mordre à l'hameçon, se dit du poisson qui saisit l'appât et l'hameçon. S'il était des poissons dont la pêche réussissait lorsque la lumière du jour avait disparu, d'autres aussi ne mordaient jamais à l'hameçon ou n'approchaient jamais des filets dans les ténèbres, Ameilhon, Instit. Mém. litt. et beaux-arts, t. V, p. 382.

    Fig. Mordre à l'hameçon, se laisser séduire par une proposition qui a été faite pour tromper, pour surprendre. Charmé de ce qu'il mordait si bien à l'hameçon, Lesage, Guzm. d'Alf. V, 5.

    Fig. Il mord à la grappe, il trouve agréable ce qu'on lui dit, ce qu'on lui propose. Elle s'aperçut que nous mordions à la grappe, Lesage, Bachel. de Salam. ch. 19.

    Fig. Mordre à quelque chose, y prendre goût, y faire des progrès. Ce jeune homme mord aux mathématiques. Comme elle [Pauline, la nièce de M. de Sévigné] a, ainsi que son oncle, la grossièreté de ne pouvoir mordre aux subtilités de la métaphysique, Ch. Sévigné, dans SÉV. 15 janv. 1690.

    Il n'y saurait mordre, il ne peut comprendre, il ne peut réussir, et aussi il aspire à une chose à laquelle il ne saurait parvenir.

  • 4 Poétiquement. Mordre la poudre, la poussière, la terre, être tué dans un combat. …Dont la main… Met Égée en prison et son orgueil à bas, Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats, Corneille, Méd. IV, 3. J'ai fait mordre la poudre à ces audacieux, Racine, Théb. I, 3.
  • 5Ronger, creuser, percer, en parlant de certaines choses qui exercent ces actions. Les flots du lac, poussés par le vent, mordaient leurs rivages, Chateaubriand, Natch. 2e part. 1re moitié. L'onde incendiaire [l'océan de flamme qui dévore Sodome] Mord l'îlot de pierre Qui fume et décroît, Hugo, Orient. 1.

    Terme de gravure. Mordre une planche, ou faire mordre une planche, lui faire éprouver l'effet de l'eau-forte.

    Terme de teinturier. L'étoffe mord la teinture, prend la couleur.

  • 6 V. n. Exercer une action corrosive, entamer. L'eau-forte mord sur les métaux. L'eau-forte n'a pas assez mordu sur cette planche. La lime ne mord pas dans l'acier trempé. La rouille y mord [sur les fers] avec mille fois plus d'avantage que sur ceux dont la surface est garantie par la trempe, Buffon, Hist. min. Introd. part. exp. Œuv. t. VIII, p. 128. Un chemin de glace où les pieds des chevaux, couverts d'un fer usé et poli, ne pouvaient pas mordre, Ségur, Hist. de Nap. IX, 9.
  • 7 Terme de marine. Se dit de l'ancre dont la patte inférieure s'enfonce dans le sol.

    Le vent mord au nord, il tend à passer vers le nord.

  • 8Faire impression sur. La Parque et ses ciseaux Avec peine y mordaient [sur le sanglier] ; la déesse infernale Reprit à plusieurs fois l'heure au monstre fatale, La Fontaine, Fabl. VIII, 27.

    Absolument. Terme de peinture. Se dit des couleurs qui s'attachent à la toile.

  • 9Empiéter.

    Mordre dans un mur, avancer dans un mur. Cette pièce de bois ne mord pas assez avant dans le mur pour y tenir ferme.

    Terme de couturière et de tailleur. Il faut mordre plus avant dans l'étoffe, il faut faire la couture un peu plus loin du bord de l'étoffe, pour qu'elle ne se défasse pas.

    En termes d'imprimerie, la frisquette mord, les bords de la frisquette empêchent quelques portions de papier de recevoir l'impression.

    Les dents de cette roue ne mordent pas assez sur les ailes du pignon, elles n'engrènent pas assez.

  • 10 Fig. Faire une critique de quelqu'un ou de quelque chose comparée à une morsure. Elle va d'un pas et d'un ordre Où la censure n'a que mordre, Malherbe, III, 3. Ainsi sur chaque auteur il trouve de quoi mordre, Régnier, Sat. X. Leurs louanges mordent, leurs caresses égratignent, Guez de Balzac, De la cour, 6e disc. Esprits du dernier ordre, Qui, n'étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre…, La Fontaine, Fabl. V, 16. Que dites-vous de la beauté de cette retraite [du cardinal de Retz] ? le monde, par rage de ne pouvoir mordre sur un si beau dessein, dit qu'il en sortira, Sévigné, 9 oct. 1675. Votre peinture du cardinal Grimaldi est excellente ; cela mord, Sévigné, 15 avr. 1671. Belle conclusion et digne de l'exorde. - On l'entend bien toujours : qui voudra mordre y morde, Racine, Plaid. III, 3. Pour ne pas donner à la médisance le moindre sujet de mordre, on convint que des dames respectables et les plus graves de la cour seraient présentés à cette entrevue, Mme de Caylus, Souvenirs, p. 68, dans POUGENS. L'envie veut mordre, l'intérêt veut gagner, Voltaire, Lett. Albergati, 23 déc. 1760. Dira-t-on qu'en des vers à mordre disposés Ma muse prête aux grands des vices supposés ? Gilbert, XVIIIe siècle. Chacun, vous dénonçant à la haine publique, Se dit : fuyez cet homme, il mord, c'est un critique, Gilbert, Mon apologie.

    Fig. Mordre en riant, faire, tout en plaisantant, quelque reproche incisif.

  • 11Se mordre, v. réfl. Se faire une morsure à soi-même. Il s'est mordu en mâchant.

    Se faire des morsures l'un à l'autre. Ces chiens se sont mordus cruellement.

    Fig. Ils ne se mordront pas, se dit de gens fort éloignés l'un de l'autre.

    Fig. Se déchirer, se faire du mal. Très sots enfants de Dieu… Ne vous mordez donc plus pour d'absurdes chimères, Voltaire, Ép. 96.

PROVERBES

Cela ne mord ni ne rue, se dit d'une chose indifférente.

S'il t'égratigne, mords-le, se dit à quelqu'un pour l'exciter à se battre, à se venger.

C'est un beau mâtin s'il voulait mordre, se dit d'un homme qui paraît avoir tout ce qu'il faut pour faire une chose, sauf la volonté, le courage, etc.

Tous les chiens qui aboient ne mordent pas, se dit, en méprisant, des menaces.

Chien qui aboie ne mord pas, c'est-à-dire ceux qui font le plus de bruit ne sont pas les plus à craindre.

Mordu de chien ou de chat, c'est toujours bête à quatre pattes, c'est-à-dire : que le mal nous arrive par celui-ci ou par celui-là, c'est toujours la même chose.

HISTORIQUE

XIe s. Al destre bras lui morst uns vers [verrat] si mals, Ch. de Rol. LVI. Et porc et chien le mordent et defoulent, ib. CLXXXIII.

XIIIe s. Et povreté fait pis que mort, Car ame et cors tormente et mort, Tant cum l'ung o [avec] l'autre demore, la Rose, 8194. Briement les nommerai sans ordre, Por plustost à ma rime mordre, ib. 10488. Penssons que, quant li homs est ou travail de mort, Ses biens ne ses richesces n'i valent un chat mort, Ne li pueent oster l'angoisse qui le mort, Ne ce dont conscience le reprent et remort, J. de Meung, Test. 315.

XIVe s. Tenailles à ce porpocionées, à ce que il [elles] puissent mordre la chose qui est fichée enz, H. de Mondeville, f° 37, verso. Philotecles qui avoit esté mors d'un serpent appellé vipere, Oresme, Eth. 210.

XVe s. [à la bataille de Montlhéry] du costé du roy fust un homme d'estat, qui s'enfuit jusques à Luzignan, sans repaistre ; et du costé du comte [de Charolois], un autre homme de bien jusques au Quesnoy-le-Comte ; ces deux n'avoient garde de se mordre l'un l'autre, Commines, Mém. I, 4.

XVIe s. Lequel en son epitaphe se complainct estre mort pour estre mords d'une chatte au petit doigt, Rabelais, Pant. IV, 17. À present, quand on void quelcun à la cour avec l'habillement de l'an precedent, on lui dit : nous le conoissons bien ; il ne nous mordra pas, Lanoue, 165. Quand quelqu'un estoit noté d'estre querelleux, on le fuyoit comme un cheval qui mord ou qui rue, Lanoue, 245. Comme ceste avant garde faisoit bonne mine, ceulx de la religion ne l'osoyent aller mordre, Lanoue, 593. M. le mareschal d'Anville estoit alors mordu des calomniateurs qui l'accusoyent d'avoir intelligence avec son cousin l'admiral, Lanoue, 699. Mordre en riant, Calvin, Instit. Ép. 309. Douleur poignante et mordante, Paré, VIII, 10. Piqués ou mordus des bestes venimeuses, Paré, XXIII, 1. Je fus mords d'une vipere au bout du doigt index, Paré, XXIII, 23. Lorsque la partie morse devient purpurée, noire ou verdoyante, Paré, XIII, 30. Si j'oyois faire quelque conte où je ne peusse pas mordre…, Montaigne, I, 200. Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de se cognoistre, Montaigne, II, 62. Il faut leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l'auctorité, Montaigne, II, 150. Une volupté cuisante et mordante, Montaigne, II, 215. Il adjouxta à son dire ce traict de risée : Un homme mort ne mord point, Amyot, Pomp. 108. Bien souvent les sages et vrayes remonstrances mordent et irritent ceulx qui sont en malheur, Amyot, Phoc. 2. On ne sçait qui mord ni qui rue, Cotgrave Tel rit qui mord, Cotgrave

ÉTYMOLOGIE

Provenç. mordre ; espagn. et portug. morder ; ital. mordere ; du latin mordēre. Le français et le provençal ont rendu brève la syllabe de, dit mordĕre, et reculé l'accent ; d'ailleurs le supin morsum et le parfait momordi se rapportent à un mordĕre plutôt qu'à un mordēre ; et il est possible que les langues romanes représentent une forme archaïque conservée populairement. Mordere se rattache au radical sanscrit mard, broyer.