« juger », définition dans le dictionnaire Littré

juger

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Fac-simile de l'édition originale du Littré (BNF)

juger

(ju-jé. Le g prend un e devant a et o : je jugeais, nous jugeons) v. a.
  • 1Prononcer, en qualité de juge, sur une affaire ou sur une personne. Juger un procès, une personne. L'affaire est prête à juger, Dict. de l'Académie. Et vous, rois, ouvrez maintenant votre cœur à l'intelligence ; instruisez-vous, vous qui jugez la terre, Sacy, Bible, Psaum. II, 10. Il nous veut tous juger les uns après les autres, Racine, Plaid. I, 1. Il fut jugé à mort unanimement, sans que l'arrêt prononçât le genre du supplice, Voltaire, Russie, II, 10. La coutume horrible de juger et de condamner à mort pour des opinions religieuses fut introduite chez les chrétiens dès le quatrième siècle de l'ère vulgaire, Voltaire, Hist. parlem. ch. XIX. On dit que l'affaire est jugée au moment que je vous écris, et j'attends avec impatience le moment de juger l'arrêt, Voltaire, Lett. Mme de Lutzelbourg, 2 septembre 1753.

    Fig. J'appelle vérité cette règle éternelle, cette lumière intérieure qui juge nos jugements, qui nous éprouve, qui nous condamne, Massillon, Avent, Épiphan.

    Juger sur l'étiquette du sac, ou, absolument, juger sur l'étiquette, prononcer un jugement sur une affaire en regardant seulement l'étiquette que portaient autrefois les sacs contenant les pièces d'un procès ; et fig. porter son jugement sur quelque affaire, sur quelque personne, sans avoir examiné les pièces, les raisons.

    Absolument. Souvenez-vous, ma bonne, de la règle de Corbinelli, qu'il ne faut pas juger sans entendre les deux parties, Sévigné, 15 nov. 1684. Un ministre si zélé pour la justice ne devait pas mourir avec le regret de ne l'avoir pas rendue à tous ceux dont les affaires étaient préparées ; malgré cette fatale faiblesse qu'il commença de sentir, il écouta, il jugea, Bossuet, le Tellier. Où courez-vous la nuit ? - Je veux aller juger, Racine, Plaid. I, 4.

  • 2Il se dit de la fonction des juges ou premiers magistrats des Hébreux. Il y avait en ce temps-là une prophétesse nommée Débora, laquelle jugeait le peuple, Sacy, Bible, Juges, IV, 4.
  • 3Il se dit de l'arrêt que Dieu porte sur les hommes. Il me semble que je les vois déjà [les personnes de piété] dans un de ces trônes où ceux qui auront tout quitté, jugeront le monde avec Jésus-Christ, selon la promesse qu'il en a faite, Pascal, Lett. à Mlle de Roannez, 3. Que s'il [Dieu] ne dédaigne pas de juger ce qu'il a créé, et encore ce qu'il a créé capable d'un bon et d'un mauvais choix, qui leur [aux impies] dira ou ce qui lui plaît, ou ce qui l'offense, ou ce qui l'apaise ? Bossuet, Anne de Gonz. Dieu juge chacun par sa conscience, Bossuet, Polit. VII, II, 3. La divine parole… ceux qu'elle ne touche pas, elle les juge ; ceux qu'elle ne convertit pas, elle les condamne, Bossuet, 2e sermon, Parole de Dieu, 3. [Dieu] Juge tous les mortels avec d'égales lois, Et du haut de son trône interroge les rois, Racine, Esth. III, 4.
  • 4Décider comme arbitre en quelque différend. Un coup difficile à juger. Je m'en rapporte à ce qu'il en jugera. Juge-nous un peu sur une gageure que nous avons faite, Molière, Impromptu, 3. Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière ; il gage que c'est moi, et moi je gage que c'est lui. - Et moi je juge que ce n'est ni l'un ni l'autre, Molière, ib. Parbleu, tu jugeras toi-même si j'ai tort, Molière, Fâch. II, 2.
  • 5Se former, énoncer une opinion sur quelqu'un ou sur quelque chose. Vous jugez cet homme bien sévèrement. Juger un livre, une pièce de théâtre, un opéra. Garde-toi, tant que tu vivras, De juger les gens sur la mine, La Fontaine, Fabl. VI, 5. Il ne faut pas juger les gens par l'apparence, La Fontaine, ib. XI, 7. Mais nous, qui d'un autre œil jugeons les conquérants, Racine, Alex. II, 2. Je remplis mon devoir, et j'obéis aux rois ; Le soin de les juger n'est point notre partage ; C'est celui des dieux seuls, Voltaire, Sémir. III, 2. Et l'on vous jugera, vous qui jugez les autres, Chénier M. J. (parlant de la Harpe), les Nouveaux saints.

    Juger un homme, apprécier sa valeur intellectuelle ou morale. Sous le ministère d'un homme qui jouissait d'une grande réputation, mais que la révolution a déjà jugé, Décret du 23 floréal, ou 2e rapport de CAMBON, p. 87.

    Absolument. Ne jugez point si vous ne voulez être jugé. …Le plus souvent l'apparence déçoit ; Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit, Molière, Tart. V, 3. M. de Montmoron mourut il y a quatre jours d'une violente apoplexie, en six heures ; c'est une belle âme devant Dieu ; cependant il ne faut pas juger, Sévigné, 4 oct. 1684.

  • 6Croire, estimer, être d'opinion. Que jugez-vous que je doive faire ? Tant que j'ai pu juger qu'elle [ma vie] vous était chère…, Rotrou, Bélis. II, 4. Elle croit, elle qui jugeait la foi impossible, Bossuet, Anne de Gonz. Nous jugeons assez de là que l'impureté était regardée…, Bourdaloue, Car. Impur. II, 125. Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi, Seigneur ; je l'ai jugé trop peu digne de foi, Racine, Iph. Vous-même jugerez s'il faut qu'elle vous suive, Voltaire, Olymp. I, 2.
  • 7Conjecturer. Il n'est pas difficile de juger ce qui en arrivera. Mais des fureurs du roi que puis-je enfin juger ? Racine, Mithr. II, 6.

    En ce sens il se dit avec à. Je jugeai à son air qu'il était malade. Le dernier [Philopémen], à voir agir les Romains dans la Macédoine, jugea bien que la liberté de la Grèce allait expirer, Bossuet, Hist. III, 6. J'entrevois vos mépris, et juge à vos discours Combien j'achèterais vos superbes secours, Racine, Iphigénie, IV, 6.

  • 8Se figurer, s'imaginer. Il est aisé de juger d'où cela part. Ceux qui voyaient la reine d'Angleterre attentive à peser toutes ses paroles, jugeaient bien qu'elle était sans cesse sous les yeux de Dieu, Bossuet, Reine d'Anglet. Ceux qui ont vu de quel front il [Charles 1er] a paru dans la salle de Westminster… peuvent juger aisément combien il était intrépide à la tête de ses armées, Bossuet, ib. Jugez ce que les saints auraient pensé des vôtres [pénitences] et ce que l'Église en pense encore aujourd'hui, Massillon, Carême, Inconst.
  • 9Au jeu de paume, juger la balle, prévoir le lieu où la balle va tomber ; et fig. prévoir quel tour une affaire prendra.

    Terme de chasse. Reconnaître l'âge, le sexe, la taille et l'espèce de bête par le pied, les fumées, etc.

    Tirer au juger, tirer sans voir distinctement la bête, et en jugeant qu'elle est en tel endroit.

  • 10 Terme de médecine. Terminer une maladie, en faire la crise. Un dépôt jugea la fièvre.
  • 11 Absolument. Discerner la convenance ou la disconvenance de deux idées. La vraie perfection de l'entendement est de bien juger, Bossuet, Connaiss. I, 16. Qui doute que les enfants ne conçoivent, qu'ils ne jugent, qu'ils ne raisonnent conséquemment ? La Bruyère, XI. Juger, c'est affirmer qu'une chose que nous concevons est telle ou n'est pas telle : comme lorsque, ayant conçu ce que c'est que la terre, et ce que c'est que rondeur, j'affirme de la terre qu'elle est ronde, Duclos, Gramm. P. R. Œuv. t. IX, p. 53, dans POUGENS.
  • 12 V. n. Porter un jugement, prononcer un arrêt (emploi qui est rare). La Syrie à vos lois est-elle assujettie Pour souffrir qu'une femme [Théodore] y soit juge et partie ? Jugez de Théodore, Corneille, Théod. V, 7. Et quant à ce rebelle… Rome entre vous et lui jugera de l'outrage, Corneille, Nicom. IV, 4. Lancer ses traits et puis retirer sa main, accuser M. Koenig, mon ami, d'être un faussaire… opprimer Koenig et moi avec les mêmes artifices ; c'est ce que Maupertuis a fait, et c'est sur quoi l'Europe littéraire peut juger, Voltaire, Lett. Roquet, 1752.
  • 13Juger de, apprécier, se faire une opinion sur. Je ne pouvais pas bien juger de la distance. Et vous pouvez juger des soins qu'elle en a pris Par les hautes vertus et les illustres marques…, Corneille, Nicom. II, 3. Et me venger enfin ou sur vous ou sur moi, Si j'eusse mal jugé de tout ce que je voi, Corneille, ib. V, 10. Le monde juge bien des choses ; car il est dans l'ignorance naturelle, qui est le vrai siége de l'homme, Pascal, Pensées, III, 18, édit. HAVET. Quand il [le pape] voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure, Pascal, Prov. XVII. Saint Augustin voulait qu'on jugeât des personnes par la foi, et non de la foi par les personnes, Bourdaloue, Exhort. char. env. les nouv. cath. t. I, p. 130. Il ne faut pas juger des hommes comme d'un tableau ou d'une figure, sur une seule et première vue ; il y a un intérieur et un cœur qu'il faut approfondir, La Bruyère, XII. On ne juge pas de la racine par les branches, mais des branches par la racine, Rollin, Hist. anc. liv. XXVI, 2e part. ch. 2, art. 2. Si le ciel veut un meurtre, est-ce à moi d'en juger ? Voltaire, Fanat. IV, 4. Il [Boileau] était jeune, et dans l'âge où l'on juge des hommes par la réputation, et non point par eux-mêmes, Voltaire, Dict. phil. Rochester et Waller. Jugeons des actions des hommes, et laissons Dieu juger de leur foi, Rousseau, Lettre à d'Alembert.

    On dit dans un sens analogue. L'œil juge des couleurs. L'oreille juge des sons.

    Juger des coups, regarder des joueurs et apprécier en quoi ils jouent bien ou mal.

    Fig. Juger des coups, être simple spectateur des événements, et n'avoir qu'à les blâmer ou à les louer. Le maréchal du Plessis ne quittera point Paris ; il est bourgeois et chanoine ; il met à couvert tous ses lauriers et jugera des coups, Sévigné, 8 avr. 1672.

    Aujourd'hui on dit souvent juger les coups ; c'est une autre nuance de sens.

  • 14Juger de, se faire une idée de. Vous pouvez juger de ma surprise. Juge de son pouvoir [de mon amour] : dans une telle offense, J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance ! Corneille, Cid, III, 4. Si nos cheveux sont comptés, jugez de nos œuvres, Massillon, Avent, Jugem.
  • 15Juger de, porter, en bien ou en mal, un jugement sur autrui. Il juge bien de tout le monde. Juger mal de son prochain. Et la mort d'Annibal m'eût fait mal juger d'eux [des Romains], Corneille, Nicom. I, 5. J'ai mal jugé de toi, j'ai tort, je le confesse, Molière, l'Ét. I, 10.

    Juger d'autrui par soi-même, estimer les sentiments d'autrui par les siens. Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre, Racine, Brit. V, 1. La vertu simple et sévère juge des autres par elle-même, Massillon, Pet. carême, Écueils.

  • 16Juger de, être connaisseur en, apprécier le mérite de. Il juge bien de la poésie et de la peinture. Il juge mal de ces sortes de choses. Par la raison qu'il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, Molière, Critique, 6. Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle sont à l'égard des autres comme ceux qui ont une montre à l'égard des autres, Pascal, Pensées, VII, 5. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant ; il faut que je m'éloigne comme les peintres, et que je m'en éloigne, mais encore pas trop, Pascal, XXV, 63. Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace, Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse, Boileau, Sat. III. Pour juger des poëtes, il faut savoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime ceux qu'on veut connaître, Voltaire, Ess. poés. épique, ch. II.

    Absolument. Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement, Pascal, Pens. VIII, 33. Tous les jours à la cour un sot de qualité Peut juger de travers avec impunité, Boileau, Sat. IX. Tel excelle à rimer qui juge sottement, Boileau, Art p. IV.

  • 17Se juger, porter un jugement sur soi-même, avoir une opinion sur soi-même. Il se juge en autrui, se tâte, s'étudie, Corneille, Pomp. III, 1. Jugez-vous : répondez avec la vérité Que vous devez au moins à ma sincérité, Voltaire, Zaïre, IV, 6. Jugez-vous dans mon cœur, prenez-le pour votre conscience, Staël, Corinne, XII, 2.

    Porter un jugement les uns sur les autres. Ils ne se jugent pas l'un l'autre bien favorablement.

    Dans le langage de la dévotion, s'infliger une perpétuelle mortification. Le jugement général en causera une générale [émotion] dans le monde, excepté ceux qui se seront déjà jugés eux-mêmes, Pascal, Lett. à Mlle de Roannez, 8.

  • 18Croire quelque chose sur son propre compte. Il s'était jugé digne d'une récompense.
  • 19Être jugé. Le procès se jugera demain.
  • 20 Terme de médecine. Une maladie se juge par des sueurs, par une diarrhée, etc. quand une amélioration sensible et soutenue se manifeste à la suite d'une évacuation quelconque.

REMARQUE

Dans le sens de être d'opinion, de sentiment que, juger régit l'indicatif quand la phrase est affirmative, et le subjonctif quand elle est négative ou interrogative : Je juge que vous devez partir ; Je ne juge pas que vous deviez partir ; Jugiez-vous que je dusse partir ? Dans le sens de croire, il régit l'infinitif quand le verbe régi se rapporte au sujet de la phrase : Il jugea devoir se comporter ainsi. Quand le verbe ne se rapporte pas au sujet de la phrase, il faut se servir de que avec l'indicatif : Votre père a jugé que vous devez vous comporter ainsi.

HISTORIQUE

XIe s. Si il ne pot prover sor saintz que melz [mieux] ne sot juger, Lois de Guill. 1. Si as juget [tu as décidé] qu'à Marsilion en alge [j'aille], Ch. de Rol. X.

XIIe s. Dont [pour cela] [ils] firent la hataille sur deus homes jugier [remettre la bataille à deux champions], Sax. IV. À mort serez jugié se je ne vous estrif [tire d'affaire], ib. XXIV. Mult achate l'onur qui est à mort jugiez, Th. le mart. 121.

XIIIe s. Se cil qui est apelés de defaute de droit ou de faus jugement est convaincus en l'apel et atains, il pert le jugier et le [la] justice de sa terre, Beaumanoir, LXI, 39. Ele fu jugie à ardoir [être brûlée], et fu arse, Beaumanoir, XXXIX, 14. Il iroit contre le jugié…, Beaumanoir, VI, 20. L'autre point si est tel, que il [les Bédouins] croient que nulz ne peut mourir que jeusques au jour que il lui est jugé, Joinville, 260.

XIVe s. Le juge corrumpu qui a jugié injustement un champ à la partie, il ne prent pas le champ pour soy, mais il prent l'argent, Oresme, Eth. 161.

XVe s. Et pour tels comme ils sont eux-memes, ils jugent les autres, Monstrelet, liv. I, ch. 9. Voyant grande quantité de lances debout, ce leur sembloit, jugerent que c'estoient les batailles du roy qui estoient aux champs, Commines, I, 11. Il [le prince] sera jugé, à l'oppinion des gens, d'estre de la condition et nature de ceulx qu'il tiendra les prochains de luy, Commines, II, 3. Qui veut bien juger, il doit la partie escouter, Leroux de Lincy, Prov. t. II, p. 408.

XVIe s. Son port et sa façon ne le jugeoient pas de maulvaise affaire ny de seditieuse humeur, Carloix, III, 13. Erreur de calcul ne passe jamais en force de chose jugée, Loysel, 872. Les juges non royaux sont tenus de soutenir leur jugé, au peril de l'amende sur eulx ou leur seigneur, Loysel, 881. Il leur fist prester le serment de juger selon le droit et l'equité, Amyot, Cimon, 14. C'est le jour [celui de la mort] qui doibt juger de toutes nos années, Montaigne, I, 67. Un habile homme ayant jugé que ce n'estoit que fantaisie…, Montaigne, I, 100. Pour juger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de…, Montaigne, II, 100. Qui trop tost juge, tost se repent, H. Estienne, Precell. 188. Mieulx vault juger entre ennemis qu'entre ses amis, Leroux de Lincy, Prov. t. II, p. 348.

ÉTYMOLOGIE

Provenç. jutjar, jutgar ; espagn. juzgar ; portug. julgar ; ital. giudicare ; du lat. judicare, de jus, droit, et dicere, dire, prononcer.